Menu de l'institut
Menu du LAB

LE LAB

Des forums aux tueries

Des forums aux tueries

Auteurice Julie Bianchin, 6 septembre 2018
Illustrateurice
Violence et internet – © DécadréE

On a récemment beaucoup entendu parler des Incels (Involuntary Celibate / Célibataires Involontaires) principalement suite à la tuerie du 23 avril à Toronto. Petite analyse des possibles racines de ces comportements violents.

Alek Minassian, l’auteur présumé de l’attaque à la voiture-bélier à Toronto, a posté le message suivant sur sa page Facebook quelques heures avant le drame: «La rébellion Incel a déjà commencé! Nous allons renverser tous les Chad et Stacy! Tous saluent le Gentleman Suprême Elliot Rodger!» (traduit de l’anglais).

Ce message est plutôt effrayant quand on sait qu’Elliot Rodger est l’auteur des meurtres d’Isla Vista en 2014. Le jeune homme de 22 ans avait alors exécuté six personnes et en avait blessé quatorze autres avant de se suicider. Il expliquait à l’époque son acte dans une vidéo YouTube où il disait vouloir punir les femmes pour l’avoir rejeté et les hommes actifs sexuellement pour cet avantage qu’il lui était impossible d’acquérir.

La théorie fondatrice de la communauté des Incels, se déployant majoritairement sur des forums, se base sur l’idée que dans notre société actuelle, les hommes ne correspondant pas aux normes de beauté sont marginalisés et isolés. Cette idée est divisée en plusieurs niveaux d’adhésion. Pour certains, un Incel peut sortir de sa situation en améliorant son apparence et en travaillant sur son attitude. Pour d’autres, leur situation est irréversible et leur isolement est dû uniquement à ceux qu’ils appellent Chad, c’est à dire les hommes correspondant aux normes de beauté, et Stacy, comprenez les femmes correspondant aux normes mais également les femmes de manière plus générale car celles-ci ne vivraient pas cet isolement. Cette dernière catégorie dévie vers un discours masculiniste tenant les femmes pour seules responsables de leur mal être.

Elliot Rodger admiré par les Incels – © Jim Cooke

La base de la création de cette communauté n’était donc pas fondamentalement liée à un passage à l’acte violent mais plutôt à une opinion partagée d’un sentiment de marginalisation et de manque. En effet, le discours fondateur des Incels se base en partie sur l’idée que la norme actuelle en matière de masculinité et de physique masculin ne correspond pas à une grande partie des hommes. Si cette réflexion sur la norme et ses conséquences est proche du discours de certainEs féministes, il s’y oppose en omettant de prendre en compte l’entier des rapports de pouvoir en jeux et en se focalisant uniquement sur les hommes-cis.

Ce discours n’explique cependant pas complètement le passage à l’acte. La communauté est selon ses dires construite pour aider et soutenir. Alors pourquoi certains membres de cette communauté en particulier se sont-ils tournés vers l’agressivité ou la violence?

 

Souffrance et appartenance

Dans certains articles sur les Incels on a pu lire que ceux-ci souffraient d’une pathologie appelée «misère sexuelle et affective», qui expliquerait le passage à l’acte violent. Rien n’est moins sûr, comme le précise Nicolas Leuba, sexologue, psychologue et psychothérapeute, «la misère sexuelle ou affective est un manque qui devient pathologique lorsqu’il se transforme en forte souffrance et les Incels ne sont pas du tout les seuls à en souffrir». La «misère sexuelle et affective» n’explique donc pas tout et c’est dans le discours de ceux-ci que l’on peut trouver un début de réponse. En effet, l’une des particularités des Incels serait le fait qu’ils aient fondé une partie de leur identité sur cette souffrance «car au fond, Incel c’est une catégorie et les catégories aident à définir son identité. Paradoxalement, traiter cette souffrance c’est sortir de cette catégorie et enlever le sentiment d’appartenance qui est lui aussi un besoin», précise le sexologue.

Le besoin de connaître son identité et d’appartenir à un groupe est donc contradictoire au traitement de la misère sexuelle ou affective. Les Incels s’enferment donc, de par leur manière de penser, dans une impasse qui rend impossible toute forme d’action positive. Pour certains, la seule issue possible à cette situation serait donc la violence, qu’elle s’exprime sous forme de misogynie, de haine, d’agressivité ou d’acte violent envers l’extérieur ou envers soi-même.

 

Fatalisme et biologisation

Une autre piste de réponse à cette question pourrait se retrouver dans la vision biologisante et fataliste d’une partie des Incels. Sébastien Chauvin, professeur associé au Centre en études genre de l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, nous explique que les Incels sont «des hommes qui se considèrent comme naturellement inférieurs, qui interprètent leur situation dans les termes d’un fatalisme biologique». Ce fatalisme biologique amène à externaliser la cause du problème et donc la raison de la marginalisation «car il faudrait qu’un Incel puisse reconnaître qu’il y a quelque chose à faire sur soi-même et avec soi-même pour entreprendre, par exemple, une démarche thérapeutique», fait remarquer Nicolas Leuba. Malheureusement une partie des membres de la communauté, ceux prenant part à un discours masculiniste, ont cette vision biologisante de leur situation et, «dans ce contexte fataliste, il n’y a rien à faire, rien à changer, sauf revenir à une époque patriarcale qui laissait moins de choix aux femmes. La seule forme d’action possible, en dehors de la violence retournée contre soi, c’est la violence contre les autres, contre les hommes et les femmes en qui ils voient les symboles de leur exclusion», conclut Sébastien Chauvin.

Le cas des Incels met donc en avant que toutes les formes de dénonciations de ce qu’on appelle parfois la masculinité toxique ne sont pas forcément progressistes. «Si les Incels semblent critiquer la masculinité hégémonique, à travers ce qu’ils perçoivent comme des hiérarchies sociales et sexuelles entre hommes, c’est pour mieux la naturaliser (par des théories biologiques, souvent racistes) et simultanément la réaffirmer (comme un droit bafoué)», remarque Sébastien Chauvin.

Ce n’est donc pas la dénonciation de la norme actuelle en matière de masculinité et de physique masculin qui peut expliquer que certains Incels se tournent vers la violence. C’est plutôt l’association de cette dénonciation aux contradictions entre la souffrance qu’apporte cette communauté à ses membres et le besoin d’appartenance qu’elle satisfait, ainsi qu’à la pensée fataliste et biologisante de ce mouvement.

 

 

Restez au courant de nos actualités:

S'inscrire à la newsletter

Recevez nos outils contenus media:

S'abonner à la boîte-à-outils