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Les femmes, des intruses dans l’espace public

Les femmes, des intruses dans l’espace public

Auteurice Elise Payot, 6 mai 2021
Illustrateurice

« La femme à la maison, l’homme au travail. » Cette différenciation genrée entraîne des vécus de l’espace public différents, notamment dans la rue, où les femmes* sont nombreuses à subir harcèlement et agressions diverses. Mais d’où viennent ces représentations ? Bref historique de la division genrée de l’espace public.

« Qu’est-ce que tu fais dehors si tard? T’as pas un mari qui t’attend à la maison ? »

Cette phrase, je l’ai entendue d’un homme que je ne connaissais pas, un soir où j’attendais le tram après une soirée entre ami-e-x-s. Malheureusement, je ne suis pas la seule à avoir subi ce genre de remarques déplacées dans l’espace public. Regards inappropriés, commentaires gênants sur l’apparence ou à connotation sexuelle, voire même attouchements sont par ailleurs le quotidien de nombreuses femmes*. D’ailleurs, selon une étude de l’institut gfs.bern menée en 2019, les formes les plus courantes de harcèlement sexuel subies par les femmes* suisses ont lieu dans la rue (pour 56% d’entre elles) ou dans les transports publics (46%).

Il est évident que les vécus et les ressentis varient d’un individu à l’autre : l’expérience d’une femme blanche et cisgenre dans l’espace public est bien différente de celle d’autres femmes*. C’est la raison pour laquelle cet article ne prétend pas établir une vérité absolue, mais simplement retracer de façon schématique les différentes étapes historiques ayant mené à la différenciation genrée de l’espace public que nous connaissons aujourd’hui dans la plupart des villes occidentales.

Depuis longtemps, cette différenciation contribue à un sentiment d’insécurité et à un état de vigilance quasi constant qui donne aux femmes* l’impression qu’elles n’ont pas leur place dans l’espace public, alors que les hommes y évoluent plus à leur aise. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Revenons donc sur l’origine de cette dichotomie.

Des campagnes aux villes

Pour commencer, faisons un rapide saut dans le temps, dans l’Europe de l’Ouest du 19ème siècle et penchons-nous sur le capitalisme naissant, dont le travail est l’élément central.

À cette époque, que ce soit en France, en Allemagne ou encore en Grande-Bretagne, le travail est une affaire de famille. L’activité industrielle et textile gagne en importance et hommes, femmes et enfants travaillent toutes et tous ensemble au domicile familial, la plupart du temps à la campagne. Dès les années 1870, le développement fulgurant des chemins de fer et des machines à vapeur dans les usines encourage une grande partie de la classe pauvre et paysanne à quitter les campagnes pour s’installer dans et autour des villes en plein développement. Bruit, foule, et pollution y sont la norme, sans parler de la pauvreté et de la délinquance qui représentent un changement drastique pour ces nouveaux habitants. Par conséquent, hommes ou femmes peinent à trouver leur place. Certains lieux, comme le cinéma, permettent alors de se rassembler dans un espace calme et à l’abri du grouillement constant de l’extérieur.

Le travail en ville et à l’usine marque une division nette entre le lieu de vie et le lieu de travail, jusqu’ici étroitement liés. Ces deux espaces distincts entraînent de nouvelles dynamiques sociales auxquelles il peut être difficile de s’adapter. De plus, du fait de leur condition, les femmes ouvrières ne peuvent gagner que la moitié du salaire d’un homme (lui-même déjà peu élevé !), ce qui ne facilite pas leur adaptation dans ce milieu.


Charles-Louis Ossent-Hefti, domestiques employées par la famille Mercier, Lausanne, 1889-1890

Femmes et bonniches

Le 19ème siècle, jusqu’à la Première Guerre mondiale, est également fortement marqué par le travail domestique, essentiel dans les familles bourgeoises. Celui-ci est alors un élément central du travail rémunéré des femmes de classe sociale inférieure. Bonnes, cuisinières, nourrices et lingères dépendent fortement de leurs maîtres et ne bénéficient quasiment pas de réglementation d’horaires ou de salaire.

À la fin du 19ème siècle, les manuels de savoir-vivre sont nombreux. Ils conseillent aux femmes (surtout celles issues des classes sociales les plus élevées) les comportements à adopter en société pour faire preuve “de bonne moralité” et décrivent quels espaces sont fréquentables ou non. La présence des femmes dans les théâtres, bibliothèques, salles de concert et autres lieux de culture est tolérée, car elle permet aux plus aisées de s’éduquer davantage. Donnant assez peu de conseils concernant d’autres lieux tels que les cafés et les restaurants, les manuels précisent tout de même que les femmes se doivent d’être toujours accompagnées par un homme, ou au minimum par d’autres femmes, pour être dans des espaces hors du cadre privé. À cette époque, les lieux publics sont considérés comme dangereux pour les femmes. Elles ne peuvent y circuler qu’à condition de ne pas se faire remarquer et de ne pas “traîner” sans but. Jacqueline Coutras, qui a étudié la place des hommes et des femmes* dans l’espace public français à travers le temps, écrit à ce propos:

“Les conséquences morales et éventuellement physiques qui pourraient s’ensuivre [d’une transgression de ces règles] sont évidemment de la responsabilité de celles qui ne respectent pas le code de conduite.”

L’espace public était déjà un lieu hostile pour les femmes. Celles qui décideraient de ne pas respecter ces règles de bienséance sont considérées commes des “femmes de petite vertu”, voire des prostituées. En outre, que ce soit dans leur travail de domestique ou dans leur présence dans la rue, on constate que les femmes ont dû s’adapter aux comportements qu’on leur indiquait.

“La place de la femme est à la cuisine !”

Après une participation active des femmes dans l’industrie lors de la Première Guerre mondiale afin de combler l’absence des hommes, la fin de la guerre puis la Grande Dépression appauvrissent toutes les classes sociales, y compris la bourgeoisie qui, pour la majeure partie, ne peut plus se permettre de payer des employé-e-s de maison. Le travail domestique est alors internalisé par les femmes bourgeoises, qui doivent désormais s’occuper elles-mêmes de leur maison. Commence à se dessiner l’idée de la femme au foyer, qui reste à la maison pour s’occuper des tâches ménagères et des enfants.

À cette époque, les règles de savoir-vivre s’assouplissent pour les femmes. En parallèle, la notion d’espace public se complexifie à cause de la multiplication des moyens de transport et de la grande variété des activités de loisirs en extérieur.

L’importance de la famille au sortir de la Deuxième Guerre mondiale

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe est ravagée. Un des objectifs principaux, en Europe comme aux États-Unis, est de relancer l’économie en renforçant la cohésion nationale autour d’une notion centrale: la famille. Plus particulièrement, la famille nucléaire.

La famille nucléaire est un modèle familial qui se répand fortement dans les années 1950-1960. Elle est recentrée autour du couple hétérosexuel et cisgenre et de son lien avec les enfants. À l’époque, on se marie jeune, on fait plusieurs enfants et on divorce très peu.

Dans ce modèle familial encore fortement répandu aujourd’hui, les rôles familiaux sont très genrés. Les tâches relevant du travail domestique non rémunéré sont réservées au féminin (gestion du foyer, éducation des enfants), tandis que d’autres sont presque exclusivement réservées au masculin (travail rémunéré à l’extérieur du foyer). Ce modèle de séparation des tâches participe à la séparation genrée entre espaces privé et public.

En parallèle, aux États-Unis, les politiques publiques investissent massivement dans la construction de maisons de banlieue qui soutiennent la structure de la famille nucléaire. Aussi appelée “suburbs” en anglais (la fameuse Wisteria Lane dans Desperate Housewives !), ces quartiers résidentiels s’implantent ensuite en France, dans les zones pavillonnaires, à proximité des villes. De façon générale, les femmes sont encore davantage éloignées des centres urbains. Une distance supplémentaire, cette fois-ci géographique, se met en place.

Avec le développement de nouveaux secteurs d’activité comme le commerce ou les services à partir des années 1950, les femmes exercent souvent les métiers de vendeuses, d’employées ou encore d’enseignantes. Elles doivent désormais gérer à la fois le foyer et leur travail rémunéré hors de la maison, ce qui ajoute un obstacle dans leur rapport à l’espace public ainsi qu’une potentielle source d’inquiétude supplémentaire. En effet, jusqu’au milieu du 19ème siècle, tout ce qui était extérieur au foyer pouvait être une source de danger pour les femmes. Dès lors, l’idée qu’il existerait “plusieurs espaces publics” (de travail, de loisirs, des transports…) nuance et multiplie  les comportements à adopter, pour les femmes mais aussi pour les hommes. Loin de dire qu’elles sont totalement libérées de toutes normes sociales, on peut tout de même penser que les mouvements féministes et de libération sexuelle des années 1970 ont contribué à une meilleure circulation des femmes* dans l’espace public, jusqu’à atteindre l’égalité des pratiques entre les sexes dans certains lieux nouveaux, comme les fast-food, par exemple.

Mais alors, qu’en est-il aujourd’hui?

Dans un article de 2017, le chercheur et docteur en géographie Jean-François Staszak explique :

 « Dans la tête de beaucoup, la place de la femme reste à la maison. La présence de la femme dans l’espace public à des heures tardives, par exemple, dénote avec l’image de la femme au foyer. Celle-ci, à ces heures-là et dans certains lieux, surtout seule, doit rester à la maison. Sa présence y est considérée comme inappropriée, inattendue ou suspecte. Elle n’a rien à faire dehors. »

C’est notamment l’intégration de cette idée qui fait que les femmes* et les hommes conçoivent, souvent inconsciemment, l’espace public comme un lieu où s’exerce la violence masculine sur les femmes*.

Les femmes* ont d’ailleurs bien conscience des risques liés à leur présence dans l’espace public qui les empêchent de se déplacer sereinement dans la ville. La violence masculine considérée comme légitime et ayant lieu dans l’espace public force souvent les femmes* à adopter des stratégies de défense au cas où.  Vérifier que personne ne nous suit avant de rentrer chez soi, tenir fermement ses clés afin d’en faire une potentielle arme de défense, ne garder qu’un seul écouteur pour être toujours alerte ou encore demander à ses ami-e-x-s de nous envoyer un message pour dire qu’iels sont bien arrivé-e-x-s sont différentes techniques qui permettent aux femmes* de se rassurer lorsqu’elles sont dehors. Ce à quoi un homme ne penserait probablement jamais.

Malgré tout, la question du genre est de plus en plus prise en compte dans l’urbanisme et dans la conception-même de certains nouveaux quartiers ou dans l’aménagement des lieux publics déjà existants afin d’offrir à toutes et tous une meilleure sécurité dans l’espace public et la possibilité de se déplacer plus sereinement. En Suisse, des  associations travaillent également à offrir aux victimes de harcèlement de rue des possibilités de témoigner et de signaler leurs agressions afin qu’il en existe une trace, comme le permet par exemple l’application EyesUp, téléchargeable directement sur son smartphone. Au final, en continuant ce travail de déconstruction, l’objectif serait que les femmes* puissent un jour se déplacer dans la rue tout en se disant: “Moi aussi,j’ai le droit d’être là.”

Note: Dans cet article, l’utilisation de l’astérisque à côté de femmes* sert à désigner toute personne ne s’identifiant pas en tant qu’homme cisgenre.

Pour aller plus loin

Gardey, D. (2013). 30. Le travail des femmes en France et en Grande-Bretagne de la révolution industrielle à la Seconde Guerre mondiale. Dans : Margaret Maruani éd., Travail et genre dans le monde: L’état des savoirs (pp. 318-326). Paris: La Découverte.

Coutras, J. (1987). Hommes et femmes dans l’espace public français depuis un siècle. Cahiers de géographie du Québec. 31(83), 143-155.

Di Méo, G. (2011). Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale. Paris: Armand Colin.

Bard, C. (2004). Le genre des territoires. Féminin, masculin, neutre. Angers: Presses Universitaires d’Angers.

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