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LE LAB

Une nuit Ultraviolet

Une nuit Ultraviolet

Auteurice Julia Zufferey, 30 novembre 2022

Durant toute la durée des Créatives, le festival a organisé les soirées Ultraviolet. Il s’agit de soirées de musique électronique dont la programmation est composée uniquement de femmes et de minorités de genre et dont le but est de rendre l’espace festif plus inclusif et safe. En allant à ces soirées, je me suis demandé ce qui rendait un espace safe pour moi. Récit d’une soirée réussie, mais qui souffre de quelques ratés.

C’est le début de mon immersion au sein de cette soirée Ultraviolet des Créatives. Les yeux fermés, je suis à l’écoute de mes sensations. Derrière mes paupières closes, je devine les variations des lumières du club. Bleues, rouges, jaunes, bleues encore… Le monde devient un univers chromatique flou et fugace. L’esprit vide, presque en méditation, je continue l’exploration de mes perceptions. Le cuir usé du canapé contre mon bras, le tissu de mon T-Shirt sur mon ventre, les semelles qui vibrent sous mes pieds. Le frisson qui me parcourt. Les basses de la musique.

Je suis venue ici seule, malgré ma fatigue, ma dure journée d’uni et mon horrible nuit, afin de me vider la tête et de remplir mon corps des basses qui donnent la cadence de mon cœur. Ce même cœur qui sort de ma poitrine pour ne faire qu’un avec cette soirée, cette boite de nuit. En cet instant, je me sens bien.

Je rouvre les yeux et regarde autour de moi. Il n’y a pas beaucoup de gens et tout le monde a la place de danser librement. Je vois des sourires sur les visages et un rare sentiment de partage entre ces personnes qui ne se connaissent pas. Comme si chaque regard échangé disait «J’espère que tu passes une super bonne soirée et que tu t’amuses!» Une sorte de sentiment heureux et collectif à l’idée que touxtes soient en train de passer un bon moment, inconnu-e-x-s ou non.

Dans ma petite bulle de calme, je savoure ce même sentiment. Les regards que l’on m’adresse sont bienveillants, curieux de savoir si je vais bien, mais respectueux de mon envie de solitude. Je ne veux pas danser, pas encore. Je veux ressentir.

Je perds la notion du temps quand, enfin, je m’avance à mon tour vers le centre de la pièce. Je danse, insouciante et libre. Je ne sens pas le jugement des autres, je ne sens pas mon espace envahi. Je danse et c’est tout. Quand quelqu’un-e-x vient danser avec moi, j’accepte avec légèreté de partager cet instant et quand je m’éloigne doucement, personne ne me suit avec insistance. Je danse encore, seule, à deux, avec l’ensemble des personnes dans ce club.

Je sors. Je dois prendre l’air, calmer mon cœur qui ne s’arrête plus. Je quitte mon état de transe, je me rappelle l’heure qu’il est. La pluie et le froid me réveillent et je souris face à la nuit qui n’est pas encore finie. Cette soirée Ultraviolet me donne le sourire et je remercie le festival Les Créatives d’organiser de tels évènements. Peut-être bien qu’une programmation de femmes et de minorités de genre soit le secret pour des soirées plus safe?

J’avais dit que je voulais me vider la tête et me revoilà partie dans mes questions et mes réponses qui cachent d’autres questions. Mon cœur s’est calmé, il peut repartir. Direction la deuxième salle et ses sonorités plus agressives et rapides. J’adore. Mais pas longtemps.

Il y a un peu plus de gens mais il y a surtout beaucoup plus d’hommes. En fait, le ratio hommes/femmes est franchement en faveur des mecs. «Tranquille, c’est juste toi qui t’inquiètes pour rien», me dit une petite voix dans ma tête. Il n’empêche que j’ai soudain conscience de mon décolleté et que je regrette de n’avoir rien de plus couvrant. Tant pis, je n’ai qu’à faire comme si je m’en foutais.

Je commence par me dandiner en restant contre les murs. Il y a trop de gens au centre, ça se bouscule et ça se touche. Je n’aime pas, car je connais les mains qui en profitent pour t’effleurer la ceinture… Je chasse cette idée loin de moi, me rappelle que je veux danser sans soucis. Je ferme les yeux pour me couper du monde.

À l’abri derrière mes paupières, je me laisse aller. La musique semble couler en moi, guider mes mouvements sans relâche, nourrir la passion qui gentiment m’anime. Ici, il y a de la fumée qui rend l’atmosphère lourde et sucrée. Je la devine qui m’enveloppe et me cache au regard des autres. Je me risque à jeter un œil.

Personne ne se parle, personne ne se sourit, personne ne se regarde. Le sentiment heureux et collectif de l’autre salle s’est envolé. Je me surprends à fixer un point sur le sol pendant que je danse et je comprends: un regard signifie autre chose ici. Un regard, c’est déjà une invitation à quelque chose de plus.

Je commets une erreur. Je regarde un type. Et zut. Il s’approche, d’abord doucement, mais déjà je le vois du coin de l’œil. Sous prétexte de la musique, le voilà à côté de moi qui me dit quelque chose. Heureusement, la musique me rend sourde, mais en vain. Tout contre moi, sa bouche contre mon oreille, il me demande «Hé, tu aimes la musique?» Non, j’ai envie de lui répondre, je me suis perdue ici et je reste car j’adore souffrir.

Bon, je devrais être plus indulgente, peut-être qu’il veut juste parler et qu’il ne sait pas y faire. J’essaye d’être gentille. On commence à parler mais je garde mes distances. À la base, moi, je veux juste danser en paix. Il me raconte sa vie, je lui réponds vaguement et, enfin, il me propose si je veux un verre. «Non merci», «mais pourquoi?», «parce que je veux pas», «aller, je t’en paye un», «non, après je conduis», «aller, juste un petit»… «Bon, d’accord, mais juste une petite bière.»

Okay, là, je ne suis pas contente. Je dis non, truc-muche insiste et finalement je cède! Classique. En même temps, il doit sûrement se dire qu’une personne un peu sexy et seule est venue pour un truc bien précis… Je fulmine, mais je me rends compte que je n’ose pas être directe et lui dire de me laisser tranquille, que de toute façon je ne suis pas intéressée, ni par lui, ni par n’importe quel homme. Ce mec est complètement bourré et je ne suis pas sûre que quelqu’un-e-x ici réagirait et viendrait m’aider. 

Effectivement, devant le barman, truc-muche insiste à nouveau: «je te prends une grande bière? Un vodka-coca? Tu dors chez moi, comme ça tu ne conduis pas? On se fait un shot?» Je dis non, à chaque fois. J’ai cédé une fois, pas deux. Le barman regarde la scène sans rien dire, comme si tout était normal et qu’il n’a pas que ça à faire d’attendre qu’on se décide. Finalement, je me retrouve avec une petite bière.

Pourquoi ce barman n’a rien fait? Je repense à la table ronde qui a eu lieu quelques jours plus tôt. Je me souviens de l’association We can dance it, qui sensibilise le public et forme le personnel aux violences sexistes et sexuelles. D’accord, je n’ai pas subi de violence, mais ce barman aurait au moins pu intervenir pour demander à truc-muche de respecter mes «non».


Illustration d’Elizabeth M.

Je bois mon verre en guettant toute sensation étrange dans mon corps. Une faiblesse, la tête qui tourne… je suis aux aguets. Et là, ça me frappe! Je n’étais pas aux aguets dans l’autre salle, je buvais mon verre sans réfléchir et sans crainte! J’étais entourée de personnes qui semblaient bienveillantes, respectueuses de mon consentement et attentives au bon déroulement de la soirée pour chacun-e-x. Je me sentais bien et safe.

C’est décidé, je pars. Je pose mon verre sur le comptoir, plante truc-muche, le repousse quand il m’attrape le bras et lui dis que je rentre chez moi, bonsoir, au revoir. Dans l’autre salle, l’ambiance n’a pas changé mais je suis comme déphasée. Je n’arrive plus à rentrer dans la danse.

Je retourne sur mon canapé et sors un livre de mon sac-à-dos. Il s’agit de Au-delà du club, de Sarah Gamrani, que j’ai acheté au festival la semaine dernière, lors de la table ronde autour du club et du monde de la nuit. Des poèmes féministes collaboratifs qui ré-imaginent les pratiques festives, c’est exactement ce qu’il me faut. Au fil des pages, je sens que je me calme et mon cœur entre à nouveau en phase avec les basses.

«les espaces de fêtes,

ce sont les seuls où je peux lâcher prise

sans penser au lendemain.

[…]

j’aimerais que l’on forme

celles et ceux qui veillent sur nous la nuit,

que l’on informe qu’à partir d’aujourd’hui

c’est tolérance zéro: bienveillance et consentement,

retenons juste ces deux mots.»

Poème d’Hawa Sarita, pp. 118-119.

Je souris. Bienveillance et consentement. Oui. Voilà deux mots qui résonnent en moi. Bienveillance ET consentement. Je ne sais pas si c’est suffisant mais c’est en tout cas un bon point de départ. Lors de la table ronde, Habibitch avait dit que «les safe space, ça n’existe pas, on ne peut faire que des safer space, des espaces plus sûrs. Le risque zéro, ça n’existe pas.» 

C’est vrai, le risque-zéro ça n’existe pas et c’est vrai aussi que l’espace safe peut être doublement violent lorsqu’une violence s’y produit (il y a violence de la violence et violence parce qu’on pensait que c’était un safe space). Mais je pense qu’un espace bienveillant où le consentement est respecté, c’est être sur la bonne voie.

L’esprit désormais calme, je retourne danser. Je porte en moi ces deux mots, bienveillance et consentement; ils dansent dans ma tête comme je danse parmi les autres. Je retrouve et accueille le retour du sentiment heureux et, dans la nuit qui doucement s’en va, je continue à danser.

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