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Entre le 26 et le 30 avril, Palexpo a accueilli Le 31ème Salon du Livre. Isabelle Falconnier –présidente du salon depuis 2012 – souhaite y renforcer la présence des femmes, d’où notamment l’exposition « Héro(ïnes) » sur une idée et une co-réalisation de JC Deveney et Lyon BD Festival.

Publié par Iris Bouillet le 2.05.2017

« Héro(ïnes) », c’est une exposition qui inverse les rôles et retourne les esprits : Supermeuf, Lucky Lucy et Tintine renversent les clichés et offrent aux spectateurTRICEs une vision nouvelle ainsi qu’un constat regrettable, à savoir la surreprésentation masculine, notamment dans le monde de la BD.Les chiffres parlent : 4% d’auteures de bande dessinée en 1985 contre le triple en 2015, ce qui reste un pourcentage très bas. La bande dessinée est et reste donc – malgré une légère évolution – un milieu majoritairement masculin. En effet, Jean-Christophe Deveney explique cette surreprésentation masculine par le fait « qu’au début, la BD a été créée par des mecs pour des mecs. Puis il y a eu une évolution dans les années 70 qui a permis à des auteures femmes de s’exprimer ».

 

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Décadrée : Vous êtes principalement auteur de bandes dessinées, qu’est-ce qui vous plaît dans le dessin ?

JC Deveney : C’est cette qualité de production combinée à cette simplicité d’exécution. C’est simple la BD. On n’est pas beaucoup : unE dessinateurE, unE coloriste, unE scénariste et avec ça, on peut quasiment tout faire. Il vous suffit de prendre une feuille, un crayon, et vous pouvez déjà produire quelque chose. C’est une économie de moyens, une économie de temps. J’ai bossé sur des jeux vidéo, sur des dessins animés, et tout de suite ce sont des choses où on se retrouve avec cinquante personnes à gérer, avec lesquelles on doit travailler. Dans le monde de la BD, on a une liberté totale. C’est ça qui me plaît.

 

Décadrée : Comment l’idée vous est-elle venue et qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce projet ?

JC Deveney : En tant que scénariste et professeur de scénario, je fais des cours d’écriture, et ce sont souvent des étudiants qui ont juste fini le baccalauréat, donc qui ont 18, 19, 20 ans. J’étais dans des écoles d’animation à l’époque, avec des élèves qui font de l’animation de dessins animés en 3D. C’étaient essentiellement des gars, qui étaient sur des ordis. Il y a eu des histoires hallucinantes qui ont commencé à sortir, des clichés sexistes sur les femmes, régulièrement, je me retrouvais à leur dire : mais vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train d’écrire sur les personnages féminins ?

 

Quand on travaille les histoires des personnages, on essaie de faire des choses originales. On essaie de prendre des choses qui existent déjà, et réfléchir à une manière de les présenter différemment. De là, j’ai donc réfléchi régulièrement à comment amener des personnages féminins différemment.

 

Décadrée : Comment êtes-vous devenu un homme féministe, qui a mis en place une telle exposition ?

JC Deveney : Il y a une part d’éducation, c’est sûr. Je sais que j’ai eu une mère qui a toujours travaillé, qui a toujours été très indépendante et qui a été par rapport à ça une sorte d’exemple. Mais ce dont je me suis rendu compte au fur et à mesure du travail sur Héro(ïnes), c’est qu’en critiquant les clichés sexistes, en étant féministe, c’est moi aussi que je sauve, en tant que mec. A un moment, accepter que la place de la femme est derrière un fourneau, à s’occuper des gamins, et non à travailler, c’est par inversion dire que moi, je dois adorer le foot, boire de la bière, faire des trucs virils et être un mec. Et ce sont des choses que je ne veux pas accepter pour moi.

 

Décadrée : Pourquoi avez-vous choisi de mettre en scène de cette façon la situation d’inégalité de la représentation des genres dans le monde de la BD ? En quoi, selon vous, l’inversion des rôles peut susciter l’intérêt duE la lecteurTRICE ?

JC Deveney : ça fait ressortir les choses. On est habituéE à voir des personnages masculins, et on est tellement habituéE à voir ce type de personnages principaux qu’on n’y fait même plus attention. Soudainement, retourner le genre, c’est comme quand on avait, avant, des photos avec des négatifs qui apparaissent avec l’image inversée en couleurs, d’un coup on voit la photo complètement différemment. Et ça permet cet effet de loupe de grossissement qui fait réaliser qu’en fait, c’est vrai, il n’y a que des protagonistes masculins, et on peut alors y réfléchir.

 

Décadrée : Vous transformez les héros en héroïnes, existe-t-il pourtant un schéma général de représentation de la femme dans le monde de la BD ?
JC Deveney : On crée tout en BD. On crée le personnage au niveau psychologique, au niveau du caractère et donc oui, physiquement aussi. Le cliché de l’héroïne féminine en BD, c’est effectivement une femme pulpeuse, physiquement très sexy, et qui soit est cantonnée à un rôle de séductrice, d’objet – d’objectif — à atteindre, très passive donc, une sorte de récompense. On peut avoir au contraire une espèce d’alternative, qui est la femme-homme, physiquement guerrière, violente. Elle a des comportements de mec qui valorisent les attraits masculins, mais dans un corps de top-modèle hallucinant, une espèce de fantasme mêlé.

 

Décadrée : Comment, à votre avis, favoriser l’égalité dans le monde de la BD et promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués ?

JC Deveney : Je pense qu’il faut essayer de raconter des vraies choses. Je pense qu’il y a malgré tout des hommes qui aujourd’hui prennent vraiment la place qui était supposée être attribuée aux femmes, en s’occupant des gamins, de la bouffe, parce que justement ils découvrent que ce n’est pas rabaissant, qu’au final c’est enrichissant. C’est une forme d’égalité aussi. J’avais découvert ça dans une lecture d’un bouquin historique où on voyait qu’en fait, les premiers hommes qui ont cuisiné au 19e siècle, c’étaient des militaires. Ils revenaient de campagne militaire où ils avaient dû apprendre à devoir se débrouiller tous seuls, il n’y avait pas quelqu’un qui leur faisait la bouffe tous les jours. Et donc les mecs les plus autonomes par rapport à ça, c’était paradoxalement ceux qui représentent le modèle de virilité du soldat.

 

Décadrée : On pourrait donc avoir des bandes dessinées qui se baseraient sur des exemples historiques, qui ont existé et existent réellement comme on le voit, et non forcément sur des pures inventions.

JC Deveney : Exact. Je viens de voir l’exposition photo sur Ella Maillart[1], qui raconte le parcours de cette femme suisse. Et là aussi, ça a l’air d’être une femme incroyable qui s’est mise à faire du sport dans les années vingt, qui a monté un club de hockey sur terre, qui a fait de la voile, qui est partie en voiture avec une amie pour faire l’équivalent de Genève-Katmandou dans les années quarante. Et voilà, ce sont des modèles qui peuvent permettre de montrer que ça existe et que c’est possible.

 

Décadrée : Aujourd’hui, connaissez-vous des actions, organisations ou autres qui tentent effectivement d’instaurer cette égalité ?

JC Deveney : J’ai participé au jury Artemisia[2], association qui existe depuis 10 ans en France et qui remet chaque année le prix de la meilleure BD féminine. C’est un prix qui a été initié par Chantal Montellier[3], qui est l’une des pionnières de la BD française dans les années soixante-dix. Elle a fait tout un travail avec une autre membre du jury, justement sur la féminisation des noms de stations de métro parisien. Elles ont créé une carte du métro parisien en remplaçant tous les noms masculins par des noms de femmes. Parce que sur environ 140 stations, il doit y en avoir seulement une dizaine qui portent des noms féminins ! Il existe aussi une maison d’édition en littérature jeunesse, « Talents Hauts », qui cherche à proposer des ouvrages non genrés. Donc il y a quand même une prise de conscience, même si je pense qu’il y a un travail à faire en permanence et que rien n’est acquis.

 

Conclusion

S’il est important de déconstruire les stéréotypes de genre en montrant que les Héroïnes existent, il est également important de montrer que les hommes peuvent, eux aussi, occuper des places jusqu’ici exclusivement féminisées. En effet, cela est souvent perçu comme une forme d’ascension pour la femme d’accéder à un statut jusqu’ici réservé à l’homme (la superwoman trop « cool ») mais l’inverse est considéré comme un déclassement (un homme aux fourneaux, un beau attendant sa belle). Oui, les femmes peuvent faire des « métiers d’hommes », mais n’oublions pas que oui, les hommes aussi peuvent faire des « métiers de femme » sans que cela ne soit ridicule ou perçu comme un rabaissement de la condition masculine. Comme l’a dit Gloria Steinheim, journaliste américaine : « Alors que nous avons le courage d’élever nos filles comme nos fils, nous avons rarement le courage d’élever nos fils comme nos filles ».

Sur ce, on se réjouit de pouvoir trouver le prochain album de Lucky Lucy dans les librairies !

 

[1] Voyageuse écrivaine et photographe suisse. 1903-1997

[2] Association pour la promotion de la bande dessinée féminine

[3] Scénariste et dessinatrice de bandes dessinées, dessinatrice de presse, romancière et peintre française. 1947-