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Construire la solidarité entre les femmes au Rojava: interview d’une Internationaliste partie rejoindre la révolution

Construire la solidarité entre les femmes au Rojava: interview d’une Internationaliste partie rejoindre la révolution

Auteurice Annick Marmy, 9 février 2019
Illustrateurice
Type de publication

Alors que la population du Rojava, en Syrie du Nord, est dans la crainte d’une invasion turque imminente suite à l’annonce des retraits des forces militaire étasuniennes, une Internationaliste de Suisse, Matilda, nous raconte son expérience à Kobané.

Matilda a passé 9 mois au Rojava entre 2017 et 2018. Dans cette région à majorité kurde, une révolution sociale radicale a éclos au milieu d’un pays en plein conflit. L’idéal des internationalistEs: défendre la solidarité et la sororité face au patriarcat et l’impérialisme.

 

DécadréE: Qu’est-ce qui a motivé ton engagement?

Matilda: Selon moi, le Rojava représente une brèche dans le système capitaliste et une perspective concrète pour construire un monde au-delà de ce système. Le Confédéralisme Démocratique, le paradigme proposé par le mouvement de libération kurde, est basé sur trois piliers : la démocratie par le bas, l’écologie sociale et la libération des femmes. La science de libération des femmes – ou Jineologiepropose une méthode pour questionner le patriarcat et son enchevêtrement avec le capitalisme et l’État-nation. De nombreux espaces d’émancipation pour les femmes ont étés créés dans le Kurdistan du nord (Turquie) ainsi que dans la Fédération Démocratique de Syrie du Nord ou Rojava. Alors que presque toutes les structures mises en place au Kurdistan du Nord ont été attaquées par le régime turc, les coopératives de femmes et autres initiatives encourageant leur participation à la vie politique, fleurissent au Rojava. Un système de coprésidence hommes/femmes a notamment été mis en place à tous les niveaux des organisations politiques et les groupes de femmes ont le droit de veto sur les questions les concernant. De nombreuses lois progressistes ont aussi étés formulées comme le droit à l’avortement, l’interdiction de la polygamie ou l’attribution du revenu du mari à sa femme dans des cas de violence conjugale. Des maisons de femmes ont été créées et servent à la fois de refuge pour des femmes rescapées de l’esclavage de Daech et de lieu de lutte.

En Suisse, on voit des partis d’extrême gauche se proclamant féministes, décider de ne pas présenter de femmes aux élections, car aucune de leur membre n’a été jugée suffisamment crédible. De même, quand un parti réalise que la grande majorité de ses membres sont des hommes, au lieu de se questionner sur les raisons d’exclusion, il décide de baisser les quotas. D’un autre côté, on a le centre gauche qui met en avant des femmes qui soutiennent des mesures libérales anti-sociales telles que l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes.

Mais la lutte pour la libération des femmes continue en Suisse et on organise une grande grève pour le mois de juin. J’espère que nous puiserons de l’inspiration dans le système du Rojava et qu’on osera scander qu’on veut les mêmes droits que les femmes du Nord de la Syrie.

Car au Rojava, la lutte pour la libération des femmes est sans compromis: elle redonne aux femmes leur place dans les organisations, notamment grâce au système de coprésidence. Cela dit, le combat est encore loin d’être gagné. Plusieurs fronts de lutte tels que les droits des LGBTIQ+ doivent être renforcés. Toutefois, le Rojava est très certainement l’endroit  où la lutte contre le patriarcat est la plus forte aujourd’hui. J’ai voulu partir pour contribuer à cette lutte, comprendre comment un tel mouvement s’est mis en place, et quelles perspectives il ouvrait pour les féministes en Europe.

Mais le vrai déclic a été l’histoire d’Ivana Hoffmann, une jeune communiste noire allemande partie au Rojava en tant qu’Internationaliste. Dans une lettre à ses camarades, elle avait écrit:

«Je ne peux pas continuer passivement à regarder comment mes sœurs, mes frères, mes amiEs, mères, pères et camarades se battent contre le capitalisme. Je représenterai l’internationalisme […]. Quand je reviendrai, j’infecterai mes camarades et mon entourage avec l’esprit de lutte et la volonté. Je serai comme une chanson qui entraînera tout le monde dans son élan.»

Elle est tombée en martyr en combattant contre Daesh au Rojava.

 

 

Démocratie participative et paritaire

Le Confédéralisme Démocratique, c’est un système de démocratie directe favorisant la participation politique des habitantEs en dehors des structures de l’État. Au Rojava, les principes de base du système apparaissent dans une Constitution appelée «contrat social».

La base de ce système repose sur les communes ou assemblées de voisinage. Organisées en différents comités, les communes gèrent la majorité des questions telles que l’approvisionnement alimentaire (par exemple en créant des coopératives agricoles), la maintenance des infrastructures, la santé communautaire, la défense. Mais aussi des problèmes sociaux comme les conflits ou les violences conjugales.

Les questions qui ne peuvent être résolues au niveau d’un quartier sont discutées dans les assemblées qui regroupent les déléguéEs de plusieurs communes. Celles-ci sont ensuite coordonnées en assemblée de ville, puis en assemblée cantonale et finalement dans le Conseil Démocratique de Syrie du Nord. Chaque niveau d’organisation élit deux déléguéEs, toujours une femme et un homme, pour les représenter au niveau supérieur de coordination. Un quota de participation de 40 % de femmes doit être respecté et une organisation autonome des femmes a le droit de veto sur les questions les concernant.

 

 

DécadréE: Qu’as-tu dû faire pour aller au Rojava?

Matilda: J’étais en contact par messages avec un camarade sur place, avec qui je communiquais grâce au kurde rudimentaire que j’avais appris pendant un an. Il m’a dit pouvoir organiser ma venue, à condition que j’apprenne trois chansons en kurde. J’ai envoyé avec un smiley, mais il m’a répondu que c’était sérieux.. C’est vrai que la culture a une grande importance dans le mouvement de résistance du peuple kurde. J’ai appris les chansons et j’étais vraiment stressée: j’imaginais les guérilleros et les guérilleras me refuser l’entrée parce que j’avais mélangé les paroles ou parce que je chante comme une casserole.

C’était en fait un bizutage… mais je me souviendrai toujours des paroles de l’une des chansons:  c’est une guérillera qui chante pour sa mère, lui expliquant qu’elle a écouté son cœur et est partie lutter. De rester digne et humble au cas où elle tombe en martyre.

 

DécadréE: Comment s’est passée ton arrivée là-bas, l’accueil, l’atmosphère?

Matilda: Un accueil très simple et sincère, comme arriver à la maison, vraiment. Pas de chichis. J’étais avec un petit groupe de camarades communistes venuEs des quatre coins de la Turquie et du Kurdistan pour prendre part à la révolution. Au début, alors que je trépignais d’impatience, on m’a expliqué qu’ils souhaitaient que je prenne du temps pour m’immerger dans la révolution. Pour prendre de la distance avec le système capitaliste, qui inclut la mentalité productiviste. En Suisse, la productivité est très valorisée; ce n’est pas le cas au Rojava, où l’on met l’accent sur des valeurs telles que la collaboration, l’entraide et le respect.

Au Rojava, tous les aspects de la vie quotidienne sont fragilisés à cause de la guerre, mais des choses qui seraient très compliquées à organiser en Suisse se passent simplement là-bas. Par exemple, quand je suis arrivée, on ne pouvait pas dormir dans notre appartement à cause d’un risque élevé d’attentat dans le quartier. Du coup on était forcées de dormir chaque soir chez des amiEs. Concrètement, on arrivait chez n’importe qui sans prévenir et on restait dormir, qu’on soit 2 ou 6 personnes. C’est mal poli de dire à quelqu’unE qu’il ou elle est invitéE, les gens me disaient: «c’est ta maison». Ça implique que tu ne demandes pas avant d’utiliser leur shampoing, de te servir dans le frigo ou de faire la vaisselle.

Les révolutionnaires qui ont rejoint la lutte vivent en communauté par choix. Mais dans toute la région, la population vit de façon très collective.  On avait souvent des visiteurs et visiteuses à n’importe quelle heure de la journée. J’ai donc dû m’habituer à être un peu moins bougonne tôt le matin. Vu les efforts des capitalistes pour détruire les liens communautaires, maintenir et renforcer ces liens fait partie intégrante de la lutte anti-capitaliste. S’il y a bien une chose que j’ai apprise au Rojava, c’est qu’une révolution, ça demande énormément d’amour.  Une dévotion énorme est nécessaire pour organiser des réunions avec ses voisinEs, et prévoir ensemble tous les aspects organisationnels. C’est beaucoup plus complexe et épuisant que de se reposer sur un système étatique qui règle automatiquement les choses pour nous, sans qu’on ait besoin de s’en mêler.

Un petit exemple concret: dans mon quartier, la route était très abîmée. Les voisinEs se sont donc réuniEs pour discuter de qui et comment on allait la goudronner. Reprendre le pouvoir de l’État, c’est aussi renoncer à un certain confort qu’il nous offre. Étant donné qu’avant la guerre, le gouvernement syrien offrait très peu de services aux populations (beaucoup de Kurdes n’avaient même pas la nationalité syrienne), la population a donc l’habitude de prendre les choses en main.

 

 

Économie basée sur des coopératives locales

Le système économique du Rojava est basé sur des coopératives qui sont à la fois un moyen de donner du travail aux habitantEs, mais également de rendre les produits accessibles, à bas prix. Les coopératives mixtes ou de femmes fleurissent au Rojava et sont encouragées par les communes. Elles sont actives surtout dans les domaines de l’agriculture, du maraîchage et du textile. La propriété des coopératives ainsi que leur gestion sont collectives. Chaque coopérateur et coopératrice a une voix et la moitié des profits est repartie entre elles et eux. Des 50 % de profits restants, 30 % sont alloués au développement de la coopérative et 20 % sont redistribués à la commune pour couvrir les besoins des habitantEs.

Pour plus d’infos sur les coopératives au Rojava: «The Experience of Co-operative Societites in Rojava»

 

 

Coopérative qui produisant du pain à Kobané

 

 

DécadréE: Qu’est-ce que tu as fais sur le terrain?

Matilda: En Suisse, je travaillais dans le domaine de la santé publique. C’est intéressant dans le contexte du Rojava, car ils et elles sont en train de construire un système de santé publique sur des bases nouvelles en mettant l’accent sur la prévention et le transfert de connaissances. L’idée est de réconcilier des connaissances traditionnelles, souvent détenues par les femmes, sur les herbes médicinales par exemple, avec la technologie moderne.

Concrètement, j’ai participé à la création de centres de santé communautaires dans les quartiers de la ville de Kobané. L’idée était de former des travailleurs et travailleuses de la santé communautaire qui soient responsables de la santé des habitantEs de leur quartier. Dans cette vision globale de la santé, elles et ils sont amenéEs par exemple à reconnaître que de l’eau stagnante représente un danger de maladies infectieuses liées aux moustiques, de prendre contact avec le comité qui gère les infrastructures afin de trouver une solution.

J’ai également préparé une enquête sur le taux de vaccination des enfants (qui n’a pas pu être menée) et porté des premiers secours au blesséEs. J’ai servi d’interprète et mené des interviews. Pour lutter contre les hiérarchies, tout le monde se doit d’être polyvalentE.

 

Collaboratrices du Comité de la Santé de la ville après une visite d’un centre de santé communautaire de quartier

 

DécadréE: Quelles étaient tes émotions sur place? Comment tu as géré la peur, si tu as eu peur?

Matilda: Je me suis sentie très sereine. Le genre de sentiment que tu as quand tu réalises que tu as des amiEs sur qui  tu peux vraiment compter. J’étais entourée de camarades qui, même si je venais de les rencontrer, étaient prêtEs à donner leur vie pour me protéger. Pour ma part, j’ai réalisé que si Daech, l’État turc ou un autre ennemi nous attaquait, je voudrais être capable de protéger mes amiEs et mes voisinEs. J’ai donc décidé de suivre un entraînement pour apprendre à manier une kalachnikov.

 

DécadréE: Ce qui t’as plu, le plus marquée, des rencontres particulières que tu gardes en mémoire?

Matilda: J’ai rencontré des personnes tellement incroyables ! Si je vous racontais leurs vies, vous auriez l’impression que je vous raconte le scénario d’un film de super héros. J’ai eu l’honneur de rencontrer Anna Campbell, l’anarchiste anglaise qui est tombée en martyre alors qu’elle combattait l’occupation de l’État turc à Afrin. Sa détermination m’a énormément marquée. Elle a insisté pour aller au front. Pour elle, il était hors de question de rester à l’arrière, alors que ses sœurs kurdes se battaient contre le fascisme.

Une autre rencontre qui m’a énormément marquée c’est Bêritan. Elle a survécu au massacre de Suruç en Turquie, où 33 jeunes communistes, socialistes et anarchistes ont été assassinéEs. Elle est partie au Rojava pour poursuivre le projet de ses camarades qui voulaient notamment créer une place de jeux pour les enfants de Kobané.

Jamila est une autre héroïne que j’ai eu la chance de rencontrer. Elle est infirmière, et avec d’autres professionnels de la santé, elle a créé le croissant rouge kurde. Cette  organisation a sauvé des dizaines de milliers de personnes venues se réfugier au Rojava, lors de la guerre en Syrie. Pendant la libération de Raqqa, l’ex-capitale de Daech, elle était au front pour soigner les civilEs blesséEs au péril de sa vie.

 

HabitantEs de Kobané dansant pour fêter la libération de Raqqa de Daech

 

DécadréE: Qu’as-tu appris de cette expérience?

Matilda: D’abord, j’ai appris l’importance d’avoir de la continuité dans son engagement politique. La révolution du Rojava n’a pas commencé avec la guerre civile, mais s’est construite depuis plus de 30 ans. Construire de telles structures demande énormément d’amour et de détermination.

Aussi, je pense qu’on doit rendre nos organisations plus inclusives et moins affinitaires. L’unité de base des organisations au Rojava c’est les quartiers, on s’organise avec ses voisinEs.

Enfin, j’ai compris l’importance de faire la révolution d’abord en soi-même, d’appliquer son idéologie dans sa vie privée. Pour cela, il faut réaliser qu’on est influencéEs par le système capitaliste dans tous les aspects de notre vie et lutter contre cette influence. Un des outils proposés pour cela est la pratique de la critique et de l’autocritique au cours desquelles on critique ses camarades de façon bienveillante pour les aider à progresser.

Je pourrais écrire un roman sur ce que cette expérience m’a appris mais le plus important, c’est qu’elle m’a redonnée de l’espoir, m’a ouvert des perspectives. Ça a ouvert les portes de mon imagination.

 

DécadréE: Quelles sont tes recommandations pour quelqu’unE qui voudrait rejoindre la révolution?

Matilda: Pour s’impliquer au Rojava où ici, il faut d’abord prendre contact par internet avec le mouvement kurde de Suisse. Pour les personnes qui souhaite s’engager dans du travail civil, des internationalistes ont également rejoint la commune internationaliste qui a lancé une grande campagne pour soutenir la lutte pour l’écologie sociale au Rojava. Cependant, pour faire du travail civil, un des prérequis c’est d’apprendre au moins les bases en kurde. En ce moment, il y a aussi besoin de personnes avec des compétences spécifiques dans le domaine médical ou de l’ingénierie.

 

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