De sale chienne à grosse vache: Regards sur les discriminations intersectionnelles
Auteurice Virginia Markus, 30 janvier 2019Illustrateurice
Regards sur la convergence des luttes sociales avec Élise Desaulniers, autrice et directrice générale de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA) de Montréal, Quentin Barthassat, activiste pour la diversité sexuelle, diplômé en sciences politiques, et Daniel Hellmann, artiste militant polyvalent. Des porte-paroles créatifVEs qui n’ont pas peur de se mouiller pour défendre les intérêts des vulnérabiliséEs de notre société, dans une optique intersectionnelle.
À l’heure où les revendications socio-politiques sur le respect des différences se font toujours plus nombreuses, des individus de tous bords décident de se faire les porte-voix des populations marginalisées.
De manière militante, philosophique ou artistique, il s’agit d’une part de faire passer un message d’inclusion en termes de considération morale, et d’autre part, de revendiquer des droits fondamentaux (droit de ne pas être maltraité, violé, mutilé, enfermé, commercialisé, ni tué) pour ces populations opprimées sur la base de critères aussi arbitraires que la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle ou l’espèce.
Sexisme, racisme, spécisme: une même racine de violence
En partant du principe qu’une catégorie de population soit dans son bon droit de violenter, opprimer, exploiter et tuer d’autres catégories de populations sous prétexte que ces dernières seraient «différentes», nous admettons qu’il y a lieu de parler de discrimination, et donc, d’injustice.
Avec Tasty Shift, un mouvement intersectionnel créé en 2018, Daniel Hellmann et Quentin Barthassat scandent un message percutant: si l’on revendique, en tant qu’humainEs, un droit inconditionnel à être respectéE dans son intégrité, ainsi qu’un droit universel à l’autodétermination pour et par soi-même, il n’y a pas de raison moralement valable à asservir autrui pour son propre intérêt.
Ainsi, le ton est donné.
Aujourd’hui, ce ne sont plus les études éthologiques et les consensus scientifiques tels que la Déclaration de Cambridge de 2012 qui manquent, pour prouver la sensibilité et la conscience des autres animaux, désormais comprises dans le terme de sentience. Le bon sens et l’empathie viennent d’ailleurs les concrétiser. Alors que leurs intérêts, besoins et émotions sont encore largement bafoués au profit de la tradition, de l’économie et du plaisir gustatif, bon nombre d’activistes antispécistes dénoncent la persistance des pratiques barbares que subissent les autres animaux. Et parce que nous sommes par définition biologique aussi des animaux, des voix humaines s’élèvent dans le sens d’une convergence des luttes, plus que nécessaire.
En effet, alors que les liens entre sexisme, racisme et spécisme peinent encore à être entendus de part notre éducation anthropocentrée, ils sont pourtant indéniables d’un point de vue sociologique, comme l’explique Elise Desaulniers: «Comme le féminisme, le mouvement antispéciste lutte contre des oppressions et ces oppressions ont une racine commune; les mêmes mentalités qui permettent de dominer les femmes permettent aussi de dominer les animaux non-humains. Ça me semble être une question de dominance sociale pour reprendre le concept de Pratto et Sidanius. La place d’un groupe dominant au sommet de la hiérarchie sociale est maintenue par des mythes qui légitiment leur place. Le sexisme (les hommes sont supérieurs aux femmes) et le spécisme (les humains sont supérieurs aux animaux) en sont ; tout comme le racisme, le capacitisme, etc. Plus une personne est portée vers la dominance sociale, plus elle adhère aux mythes légitimateurs qui lui permettent de maintenir sa place tout au haut de la structure sociale».
Élise Desaulniers
Au temps où les femmes et les personnes LGBTIQ+ revendiquent à juste titre le droit de disposer de leur propre corps et de ne pas subir de discriminations sur la base de leur genre ou de leur orientation sexuelle, il paraît évident que les sévices sexuels liés à l’insémination ou la stimulation proférées à l’encontre des animaux d’élevage, mais aussi leur exploitation, leur enfermement à des fins de divertissement, leurs mutilations, la séparation des nouveaux-nés de leur génitrice et leur abattage ne semblent plus aujourd’hui éthiquement justifiables.
Afin d’implanter le débat intersectionnel dans les milieux LGBTIQ+ de Suisse romande, Daniel et Quentin ont décidé de lancer une première pierre sur ce cheminement lors de l’édition 2018 de la Fête du Slip de Lausanne.
Sexisme et spécisme se sont retrouvés au coeur d’un échange novateur. Sensibles et acteurs de la mise en oeuvre de la convergence des luttes, ils continuent d’orienter leur pratique militante de manière inclusive. Avec son personnage Soya The Cow, Daniel Hellmann fait fort.
Incarnant une drag-vache, il sillonne les théâtres européens en mettant au coeur de sa création «les relations et hiérarchies entre les corps, des violences et du potentiel de liberté et de communauté au-delà de la couleur, l’espèce, le genre, etc», explicite-t-il.
En alliant la danse, le chant et le théâtre, il sait innover dans un milieu qui jusqu’à présent, restait réticent aux thématiques intersectionnelles impliquant d’autres individus que des humainEs. « Soya est féministe, queer, végane, sex-positive et militante. Elle exige la libération de toutes et tous, et un monde de joie et de compassion » complète-t-il. Sa dernière pièce, Requiem for a piece of meat a même été censurée de plusieurs théâtres. Heureusement pour l’artiste, pas tous.
«Je suis très enthousiaste à l’idée qu’on pourra présenter ce spectacle de nouveau le 8 et 9 février 2019 au Théâtre Vidy à Lausanne, dans le cadre des Swiss Dance Days. Le mouvement pour les droits d’animaux est le plus grand mouvement citoyen du 21ème siècle, et il faut qu’il devienne omniprésent dans les discussions: dans les arts, dans les médias, dans les supermarchés et dans les rues.
De son côté, Quentin Barthassat s’est fraîchement installé à Berlin, ville vegan-friendly où le fait de ne pas pratiquer la zoophagie (fait de se nourrir de chair animale) n’est pas perçu comme un extrémisme à combattre. Il réalise sur place l’une de ses passions, le tatouage, en mettant en oeuvre sa sensibilité envers les autres animaux ; il les dessine et les grave avec subtilité.
Mais ce duo dans la vie privée comme sur la place militante n’est pas le seul à s’engager en faveur d’une convergence des luttes. Des autrices comme Carol J. Adams avec son incontournable «Politique sexuelle de la viande» ou des militantes afro-féministes comme Lily Ka portent le même message. Si les discriminations de genre et de race ne sont plus acceptables, les oppressions liées à l’espèce ne doivent plus l’être.
Pour Quentin, «L’homophobie, le racisme, le sexisme, sont des systèmes de pensée permettant de justifier des violences à l’encontre d’une minorité, selon des critères de race, de sexe ou d’orientation du désir sexuel. Les moeurs changent, et grâce aux combats de personnes engagées, ces violences deviennent aujourd’hui condamnées par l’État même qui les justifiait. Je crois profondément qu’il en sera de même pour les violences commises envers les animaux. Le spécisme est incontournable de nos jours, c’est une révolution de la pensée, une invitation à percevoir d’une nouvelle manière».
Quentin Barthassat
Ainsi, la pensée intersectionnelle ouvre une nouvelle vocation : élargir la sphère de considération morale à d’autres individus que nos consoeurs et confrères humainEs. Se débarrasser de ce conditionnement que représente l’anthropocentrisme n’est pas toujours chose aisée, mais relève de la responsabilité morale. « Qui sommes-nous pour décider de qui a le droit d’être ou de ne pas être ? Le problème c’est que l’on met l’Humain au centre de la pensée, il pense à partir de lui-même. Je pense qu’un droit universel qui devrait être réalisé et mis en place par les politiques humaines, c’est le droit pour chaque être de jouir de son corps librement, j’entends par là le droit à l’autodétermination. Le corps de l’autre, ses choix, ses mouvements, sa pensée ne nous appartiennent pas » insiste Quentin.
«Cochonne, grosse vache, sale chienne, ma poule»
Malgré ces postulats fondamentaux, la convergence des luttes prônée par le mouvement antispéciste crée encore quelques réticences. Des personnes qui oeuvrent en faveur d’une égalité des sexes se sentent froissées par le fait de comparer leur lutte à celle de la libération animale.
«Il faut comprendre d’où elles viennent, pourquoi elles ont cette résistance. L’histoire a associé les animaux aux femmes pour mieux les dominer. On les a traitées de vaches pour les diminuer. C’est normal qu’en cherchant à s’émanciper, les femmes souhaitent nier cette association. Comme premier pas, je pense qu’il n’est pas nécessaire de considérer la lutte antisexiste au même niveau que la lutte antispéciste pour comprendre que les deux formes de dominations ont des racines communes et que les deux luttes doivent se faire conjointement», souligne l’autrice québécoise Élise Desaulniers.
«Les homosexuel-le-s, les Noir-e-s, les femmes: pour les discréditer, on les compare aux animaux. Puis les mouvements qui défendent les droits de ces groupes disent: Vous n’avez pas le droit de nous traiter comme du bétail ! Mais ce qu’il faut comprendre c’est: personne ne devrait être traité comme du bétail, pas même les animaux (non-humains). C’est simple!» scande l’artiste berlinois Daniel Hellmann, tel une évidence.
Daniel Hellmann
Tout comme lui, Carol J. Adams tire des liens entre les insultes proférées à l’encontre des femmes et celles qui visent les animaux, ainsi que des parallèles entre le concept de virilité et celui du carnisme:
«Dans le contexte d’une culture patriarcale, le langage fusionne le statut inférieur de la femme et celui de l’animal. (…) les cultures consommatrices de chair sont caractérisées comme des cultures viriles. (…) lorsqu’il est question de violence perpétrée envers les femmes, les animaux massacrés constituent un point de référence. Le jumelage de ‘’mangeur de viande’’ et de ‘’mâle viril’’ et celui des femmes et des animaux sous-entendent un autre rapprochement. En effet, en parlant du sort des animaux, c’est du destin traditionnellement réservé aux femmes qu’il s’agit. Nous opprimons les animaux en les associant au statut inférieur des femmes».
Et vice-versa. Ainsi, des hominidés intrusifs vont couramment traiter des femmes sexuellement libres de «sales chiennes» ou de «cochonnes», et injurier les personnes qui ne correspondraient pas au consensus normatif du poids idéal de «grosse vache», voire de «gros thon». Ils n’hésiteront pas non plus à les accoster abruptement, en leur cisaillant les oreilles à coups de «ma poule» ou de «ma biche».
S’abstenir, un moyen de lutte ?
Que faire dès lors que l’on sait? Eh bien, la réponse est simple. De la même manière que s’abstenir d’être raciste, sexiste, homophobe ou transphobe ne constitue pas un moyen de lutter contre ces discriminations, être simplement végane dans son mode de vie consumériste ne permet pas de lutter pour la fin du spécisme, bien que cette objection de conscience soit complémentaire au militantisme antispéciste.
De la sorte, et comme dans toutes les luttes socio-politiques énumérées plus haut, il y a lieu de porter sur la place publique la voix des populations opprimées, de sorte à faire évoluer les mentalités, les moeurs sociétales, la législation, la conscience morale et les habitudes de vie. Sans revendications militantes polyformes, des stands aux actions de désobéissance civile, une lutte de cet acabit ne saurait parvenir à ses fins.
Pour Daniel, l’activisme artistique est devenu une évidence : « Quand j’ai appris la vérité et le degré de cruauté inutile et injustifiable concernant les animaux, je me suis senti presque paralysé. Ensuite, j’ai décidé d’utiliser la plateforme que j’ai comme artiste, pour mettre ces thèmes en avant. Aussi bien dans mes milieux socio-professionnels, que dans mon entourage personnel. »
Ne rien faire n’est donc plus une option, pour ces activistes de la compassion universelle. Et pour parvenir à un changement de paradigme en faveur des animaux, comme des femmes, des personnes racisées, des populations LGBTIQ+, «il est urgent de restaurer des valeurs saines pour la société, opposer l’empathie à la violence, opposer l’entraide et la communauté à l’individualisme, parler d’amour et de respect de l’autre», complète Quentin Barthassat.
Et de conclure, « je crois que le sort des animaux sera dans les futures années de plus en plus pris en compte par ces milieux, lorsque l’on aura cessé de bâtir un mur entre les humainEs et les autres animaux. Pourquoi penser la baleine et la fourmi dans la même catégorie et l’Humain à part ? En quoi une girafe est-elle plus proche d’un serpent que l’Humain ne l’est ? Je pense que ce changement se fera quand on comprendra que l’éthique, ce n’est pas qu’une affaire d’humainEs, mais une affaire du monde vivant dans sa totalité. »