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IVG: histoire de femmes invisibles

IVG: histoire de femmes invisibles

Auteurice Margaux Cardis, 31 mars 2019
Illustrateurice Tom Wahli

De nos jours et dans divers pays, l’avortement reste une problématique au cœur de nombreux débats politiques et sociaux. Mais au fond, qui peut vraiment dire ce que c’est que d’avorter? Annie Ernaux, écrivaine, nous raconte cette expérience à travers son livre L’événement.

Annie Ernaux, née en 1940, est une écrivaine française connue pour de nombreux textes autobiographiques comme Les années (2008), ou son dernier roman Mémoire de fille (2016) qui raconte sa première fois. Profondément sociologiques et féministes, les ouvrages de cette écrivaine séduisent et interpellent le lectorat par le traitement des sujets abordés. C’est le cas pour L’événement, qui relate son avortement  dans les années 1960 dans une France encore très religieuse et conservatrice.

Elle attendra une quarantaine d’années avant de publier ce récit autobiographique qui sortira finalement en 2000. Un temps nécessaire pour réussir à traverser le traumatisme de l’avortement, mais aussi pour façonner un texte qui puisse correspondre à l’expérience d’un grand nombre de femmes.

© Margaux Cardis – L’événement, Annie Ernaux

La femme invisible

Dans ce récit autobiographique, Annie Ernaux décrit une situation particulière: celle de l’invisibilité. A cause de cette grossesse non désirée, elle se voit obligée de demander de l’aide pour avorter mais toutes les portes se ferment à elle: «Je n’avais aucun indice, aucune piste» écrit-elle. Sa famille, ses amis, les médecins, personne ne lui donnera de réponse face à ce problème.

Majoritairement en contact avec une tout autre classe sociale que la sienne, elle se voit isolée face à son problème. En effet, elle vient d’une classe sociale ouvrière contrairement au reste de son entourage universitaire. Elle ne pourra pas vraiment en parler avec ses amiEs de l’université et encore moins avec sa famille. Sa mère est très protectrice envers elle et la surveille de très près. Valérie Cossy, professeure spécialisée en études genres à l’Université de Lausanne, fait l’hypothèse que «le tabou qui entoure les grossesses non désirées est d’autant plus marqué par les origines ouvrières d’Annie Ernaux. De fait, les informations semblent plus accessibles pour des personnes d’origine plus aisée» De plus, dans sa ville d’origine, Annie Ernaux possède la réputation d’enfant prodige grâce à ses résultats scolaires. Elle subit donc une pression supplémentaire par cette image posée sur elle.

La jeune femme se retrouve également laissée à l’abandon par son partenaire. Celui-ci se désintéresse complètement du problème quand elle lui explique son désir d’avorter. Il ne lui donnera aucun conseil pour trouver un professionnel de la santé qui pourrait l’aider. Mais, pour se déculpabiliser, il lui proposera de partir en vacances à la montagne avec lui, ce qui peut paraître surréaliste dans une telle situation.

Enfin, elle demandera de l’aide à un étudiant qu’elle sait faire partie d’une association de planning familial luttant pour la promotion de la contraception en France. Cependant, son regard sur Ernaux passera de l’image d’une jeune étudiante douée à celle d’objet sexuel: «Instantanément, il lui est venu un air de curiosité et de jouissance, comme s’il me voyait les jambes écartées, le sexe offert. Il lui proposera d’ailleurs de coucher avec lui, rassuré sur le fait qu’elle ne peut pas tomber enceinte.

Une aide en demi-teinte

Sans possibilités de demander officiellement de l’aide, la jeune femme se retrouve à tâtonner. L’étudiant du planning familial lui donnera un nom, celui d’une femme qui aurait eu recours à un avortement mais celle-ci restera introuvable. Alors qu’elle n’arrive pas à joindre cette Madame L.B., Ernaux cherche un médecin. Ce dernier lui apportera une aide en demi-teinte. En effet, la jeune femme lui demandera de «faire revenir ses règles», à défaut de demander un avortement à proprement parler, faute de mots appropriés et du tabou régnant en maître. Elle se verra prescrire des médicaments pour éviter une fausse couche.

©  Edson Chilundo – 2012 Abortion Protest, Galway

Dans son désespoir, la jeune fille cherchera alors les autres solutions envisageables pour interrompre sa grossesse, comme des aiguilles à tricoter, un cintre ou l’eau de javel. Ces méthodes étaient et restent dangereuses, notamment à cause de leur manque d’hygiène et des complications possibles. Elle tentera également de «décrocher le bébé» en tombant à skis pendant les vacances de sport d’hiver, sans succès. La prévention de ces techniques était inexistante à cause du tabou qui entourait les questions de sexualités et de grossesse non désirée. En effet, la prévention définie comme «propagande anticonceptionelle» était punie par la loi. Les méthodes se transmettaient donc par un timide bouche-à-oreille.

Finalement, à la dernière minute, Madame L.B. la contactera et lui donnera le nom et l’adresse d’une «faiseuse d’anges», qui lui posera une sonde. Toutefois, cette dernière ne lui apportera aucun soutien psychologique, que ce soit avant ou après l’événement. Annie Ernaux pourra avorter mais elle mettra sa vie en danger en le faisant.

Elle fera une hémorragie et se retrouvera à l’hôpital. Le chirurgien l’aidera mais, à nouveau, ce secours sera lui aussi bouleversant. En effet, alors que la jeune femme cherche à comprendre ce qu’on va lui faire dans cette salle d’opération, celui-ci lui répondra: «Je ne suis pas plombier!». Ce seront les dernières paroles entendues par la jeune fille avant d’être anesthésiée et de se réveiller plus tard, complètement paniquée. Sauvée, mais traumatisée, elle sera ensuite complètement mise de côté par l’hôpital.

Ironiquement, c’est seulement à ce moment-là que la parole se libère, puisque Ernaux reçoit enfin les informations qui auraient pu l’aider. Comme quoi, il est toujours plus simple de résoudre le problème, quand celui-ci n’existe plus.

 

Impliquer les hommes  

Le témoignage d’Ernaux rappelle aussi l’histoire politique de France et ses conséquences sur les femmes. Il se caractérise par cette propension à vouloir donner une part de responsabilité morale aux hommes. Auxquels? A celui avec qui il y a eu le rapport sexuel, évidemment, mais aussi aux hommes de loi et de religion au pouvoir, qui représentent une politique nataliste instaurée par Pétain lors de la Seconde Guerre mondiale qui correspond à la perspective catholique majoritairement présente sur le territoire français. Toutefois, le message ne s’arrête pas à eux. Ernaux cherche aussi à interpeller les personnes au pouvoir de nos jours.

Comme le souligne Valérie Cossy, «il s’agit de redonner la place légitime de la problématique de l’avortement dans le débat public et politique d’alors. Il faut bien comprendre que pour les hommes, tomber enceinte et accoucher était une affaire de femmes.» Annie Ernaux cherche donc ici à souligner que les conséquences d’un rapport sexuel, et donc aussi l’avortement, ne concernent pas uniquement les femmes. C’est une question qui tend à une universalité et de fait, elle concerne tout le monde parce que c’est une question de vie et de mort.

Le combat continue

Aujourd’hui encore, le droit à l’avortement est une question brûlante. Avec son livre, Annie Ernaux raconte une situation qui fait toujours écho à celles d’autres pays. A titre d’exemple, le 8 mars dernier, en Argentine, le mouvement #NiUnaMenos –reconnaissable dans la rue par des foulards verts– a déposé une nouvelle proposition de réforme au Parlement. Le questionnement autour de l’avortement en Argentine est particulièrement sujet à débat. Depuis plusieurs années, le mouvement manifeste pour la dépénalisation de l’IVG.
Mais jusqu’ici, les propositions sont restées un échec en partie pour des raisons religieuses. A noter que le projet a déjà été rejeté une première fois en août 2018.

©  Protoplasma K – Manifestation pour l’avortement au Mexique

En France, le 12 mars dernier, le Syndicat des gynécologues obstétriciens de France a menacé de faire une grève de l’IVG pour être reçu par la ministre des Solidarités et de la Santé. On compte parmi ce syndicat plus de 1’600 gynécologues prêtEs à stopper la pratique de l’IVG.

Autre exemple, en Suisse, la question de l’avortement est ouverte depuis 1942. Le cheminement a conduit d’abord à autoriser la pratique pour des questions de santé physique, puis en 1970 pour des raisons mentales. En 2002, le peuple suisse a voté pour une nouvelle législation autorisant les femmes à avorter jusqu’à 12 semaines.

Pourtant la question de son financement reste au coeur de l’actualité. Le peuple suisse a encore dû se prononcer sur le remboursement de l’avortement en 2013 lors de l’initiative «Financer l’avortement est une affaire privée». De plus, comme le précise un article du Temps en 2016, «l’avortement n’est pas accessible de la même manière dans tous les cantons suisses». Certains cantons sont, en effet, plus conservateurs que d’autres.

Preuves que le chemin est encore long pour que les femmes puissent vraiment se réapproprier leur corps, choisir par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et que les témoignages comme ceux d’Annie Ernaux sont encore utiles et nécessaires.

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