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Neurosexisme : le cerveau a-t-il un sexe ?

Neurosexisme : le cerveau a-t-il un sexe ?

Auteurice Nawal Kinany, 11 juin 2021
Illustrateurice

Les femmes seraient naturellement douces et intuitives, les hommes plus logiques et compétitifs. Derrière le caractère binaire et simpliste de ces affirmations se cache une problématique complexe, mêlant sciences et idéologies. Nos cerveaux sont-ils, par essence, différents? Des études sollicitent fréquemment les neurosciences pour appuyer ce déterminisme biologique. Malgré des résultats controversés, leur écho médiatique alimente une vision normative et stéréotypée du genre, non sans impact sur les préjugés et les inégalités.

Ce n’est pas la taille qui compte

Au 19ème siècle, l’anatomiste Paul Broca s’intéresse à l’anatomie du crâne. Durant de nombreuses années, il étudie des cadavres, dont il pèse et mesure cerveaux et boîtes crâniennes. Sa conclusion : le cerveau des femmes pèse en moyenne 181g de moins que celui des hommes. Postulant une relation entre le volume du cerveau et l’intelligence, il conclut donc que les femmes sont, sans surprise, inférieures intellectuellement. Il décide alors, sciemment, de ne pas tenir compte des différences de taille du corps – les hommes étant en moyenne plus grands que les femmes – qui pourraient expliquer ces variations.  

L’imagerie par résonance magnétique (IRM) permet désormais d’estimer une cartographie des connexions cérébrales. (University of Melbourne, via Giphy)

Depuis, la science a établi que le volume du cerveau n’était pas un facteur déterminant de l’intelligence. Cependant, les chercheurs-euses aspirent toujours à mettre en lumière la nature sexuée – ou non – de nos encéphales. L’avènement de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) a permis d’aller plus loin dans l’exploration du cerveau. On peut désormais en étudier la structure et la fonction chez des humains vivants.

Une étude de 2014, publiée dans la célèbre revue PNAS, a par exemple suscité un intérêt particulier (voir référence n°1). Elle affirme que les connexions cérébrales sont différentes entre hommes (plus présentes au sein du même hémisphère) et femmes (plus prononcées entre les hémisphères). De plus, les auteurs-ices avancent que ces différences de structure ont une importance fonctionnelle. Elles faciliteraient le lien entre perception et action coordonnée chez les hommes, tandis que les femmes bénéficieraient d’une meilleure communication entre les régions analytiques et intuitives. Les réactions à ces conclusions sont vives, entre enthousiasme et critiques, ces dernières portant principalement sur des questions méthodologiques. A ce titre, cette étude est symptomatique d’une problématique plus générale, alliant lacunes scientifiques et traitement médiatique.

Une question de méthode(s)

La méthodologie occupe une place centrale dans la démarche scientifique. C’est sur elle que repose la fiabilité des résultats observés, qui vont ainsi permettre de confirmer, ou non, l’hypothèse de départ. Mais la démarche scientifique ne peut être appréhendée comme un processus purement linéaire. Chaque étape repose sur des choix méthodologiques pouvant significativement impacter, voire biaiser, les résultats obtenus.

L’étude susmentionnée n’est pas une exception, à l’instar de nombreux travaux traitant des différences cérébrales entre les sexes. Sans entrer dans les détails (un travail d’analyse auquel Odile Fillod s’est attelée de manière approfondie (voir référence n°2), les conclusions qui y sont présentées sont fragilisées par de nombreux biais méthodologiques. Parmi eux, on retrouve l’absence de contrôle des facteurs non liés au sexe (comme le volume cérébral, à nouveau…), la sélection de la population étudiée (principalement des adolescent-e-s, dont les âges ne sont pas totalement équilibrés entre les groupes “hommes” et “femmes”), les choix statistiques, etc. A ces considérations méthodologiques s’ajoute ensuite l’interprétation des résultats. Le traitement de la variabilité en est un point saillant: bien que les auteurs-ices insistent sur des différences de valeurs moyennes entre les deux groupes, ils n’évoquent que peu les différences individuelles présentes au sein de chaque groupe, dont l’amplitude est pourtant plus conséquente.

Les femmes viennent de Vénus, les hommes viennent de Mars

Malgré cela, ces résultats sont largement partagés dans la presse grand public, comme en témoignent les titres des journaux à cette occasion  : « Les cerveaux des hommes et des femmes sont branchés très différemment », « Le cerveau des hommes plus monotâche, celui des femmes plus multitâche », « Homme et femme: égaux? Pas dans le cerveau! ». Peu de place pour la nuance, l’interprétation est claire : nos cerveaux sont sexués, et ceci impacte nos comportements. A l’évidence, il est plus vendeur de diffuser des idées simples confortant nos préjugés, que de partager des observations plus nuancées, prenant en compte les difficultés inhérentes à la démarche scientifique. Cette couverture médiatique n’est cependant pas anodine, tant elle façonne notre vision du monde et favorise la promotion de thèses biologisantes et binarisantes du genre.

En Suisse et ailleurs, les supposées différences cérébrales liées au sexe sont largement diffusées par les médias grand public. (Liens vers les articles en bas de cette page, référence n°3).

Dans cette étude, les différences reportées sont considérées comme innées, indicatrices d’un déterminisme biologique nous prédisposant à des comportements genrés. En dépit de la fragilité des résultats, il convient de souligner que, même dans l’hypothèse de différences réelles, rien ne permet de confirmer leur origine. Faut-il vraiment en conclure que nous sommes né-e-s ainsi? Pas forcément. En effet, notre cerveau évolue tout au long de notre vie. C’est ce qu’on appelle la plasticité cérébrale. Nos expériences, tout comme notre environnement, contribuent à façonner la structure de nos cerveaux. L’effet de la pratique d’un instrument est un exemple probant: chez des musicien-ne-s, on observe un épaississement de certaines régions motrices et auditives, proportionnellement à la durée et à l’intensité de la pratique (voir référence n°4).

Or, nous naviguons dans des environnements sexués: selon le genre qui nous est assigné à la naissance, nos expériences vont différer. Si certains biais genrés semblent évidents, tel le marketing “sexospécifique” (une poupée pour les filles, un camion pour les garçons!), d’autres sont plus nébuleux. Des stéréotypes occupent notre quotidien, à l’école, dans le cercle familial ou dans les médias. Cet environnement socio-culturel, en influençant la construction de nos identités genrées, va par là même participer au modelage de nos circuits cérébraux.

La science est politique

De fait, un cercle vicieux s’installe: en étudiant les cerveaux en fonction de catégories stéréotypées (hommes vs femmes) afin d’en extraire des différences moyennes, la recherche ne participe-t-elle pas justement à renforcer ces mêmes stéréotypes? Pire, ces résultats sont parfois exploités pour justifier un ordre social inégal pour des raisons biologiques. La démarche scientifique, souvent considérée comme neutre et objective, s’inscrit pourtant dans un contexte social et culturel particulier. Les enjeux de la recherche, à fortiori liée au genre, ne sont pas confinés aux laboratoires. Dès lors, il apparaît primordial d’associer aux neurosciences une réflexion tenant compte de ses relations avec la société. Un travail commun avec d’autres disciplines, telles que les sciences humaines et sociales, aiderait certainement à décloisonner ces savoirs. Soutenue par un effort de vulgarisation reflétant efficacement la réalité des résultats, une telle dynamique permettrait de diffuser un savoir nuancé et constructif, loin des généralités.

Pour aller plus loin:

  •  Le podcast Meta De Choc propose une série de cinq épisodes, en compagnie d’Odile Fillod, afin de mieux comprendre l’état de la science sur les questions de genre, ainsi que les problèmes liés à leur vulgarisation et à leur traitement médiatique.
  • Le “NeuroGenderings Network” se définit comme un réseau international et transdisciplinaire visant à élaborer de nouvelles approches neuroscientifiques afin de questionner le sexe, le genre et la sexualité, au-delà du déterminisme biologique.

Références:

  1.  Ingalhalikar, M. et al. Sex differences in the structural connectome of the human brain. Proceedings of the National Academy of Sciences 111 823–828 (2014).
  2. Odile Fillod est une chercheuse indépendante s’intéressant aux questions de genre dans les sciences et les médias.
  3. Le Matin: https://www.lematin.ch/story/oui-le-cerveau-a-bien-un-sexe-145345853632
    Terra Femina: https://www.terrafemina.com/forme/sante/articles/34103-le-cerveau-des-femmes-plus-multitache-que-le-cerveau-des-hommes.html
    France 2: https://www.francetvinfo.fr/sante/video-le-cerveau-des-hommes-est-monotache-celui-des-femmes-multitache_473104.html
    RTS: https://www.rts.ch/info/sciences-tech/5425036-les-cerveaux-des-hommes-et-des-femmes-sont-connectes-differemment.html
  4. Schlaug, G. Musicians and music making as a model for the study of brain plasticity. Progress in Brain Research 37–55 (2015).

Image de couverture créée à partir d’un visuel de Vecteezy.

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