Questionner le masculin avec les ateliers Drag King [1/2]
Auteurice Amélie Duval, 6 juin 2018Illustrateurice
Les Drag Kings jouent avec le genre, dérangent, dé-genrent. Ils incitent à interroger les codes genrés de la société en jouant avec les stéréotypes masculins. Mais le drag est aussi une expérience vécue qui suscite souvent des interrogations profondes chez ceuxCELLES qui s’y essaient. Entretien avec un Drag King.
Clém a découvert les ateliers Drag Kings en 2016 et a choisi de consacrer sa recherche en Anthropologie à ce sujet. Clém est une personne non-binaire c’est-à-dire qu’iel ne s’identifie ni comme homme, ni comme femme. Iel a demandé d’utiliser le pronom «iel» – pronom neutre de la troisième personne du singulier. Depuis un an et demi, iel fonde sa réflexion sur la question de l’effet qu’a un atelier Drag King sur une personne, la perception de son propre corps, sa vision du genre et de la société. Iel a interrogé 10-12 Kings dans le cadre de sa recherche. DécadréE l’a rencontréE autour d’un café pour discuter de sa recherche sur les ateliers Drag Kings.
Qu’est-ce qui t’interpelle dans les ateliers Drag King?
Ce que je trouve intéressant, c’est que ça te permet déconstruire les masculinités. On a souvent l’idée que la féminité est quelque chose d’artificiel. Si tu dis «quelqu’un est très féminin», ce sera à cause du maquillage, des parures, des vêtements. Au contraire, pour la masculinité, on pense que c’est quelque chose «de naturel». Pendant l’atelier, tu te rends compte à quel point tout ceci est construit: l’attitude, les habits, la manière dont tu fais ta barbe…
Il y a des gens qui vont dire – même des féministes – «ah, mais vous voulez imiter les hommes, mais il n’y a a pas besoin de pénis ou de moustache pour avoir du pouvoir et être forte». En fait, pour moi, on est dans une société, où le pouvoir appartient aux hommes de manière objective. Pendant l’atelier tu te projettes dans la figure de quelqu’un qui a du pouvoir. Après l’atelier tu reviens dans ta tenue civile, dans ton identité à toi, mais tu gardes le pouvoir que tu as incorporé. En t’appropriant le masculin, tu le découples des hommes. Le masculin est quelque chose de construit. Cela veut dire que tu peux avoir accès au pouvoir et accès au masculin en tant que femme. Ces ateliers te permettent d’arrêter d’associer le masculin aux hommes, il ne leur appartient pas.
Tu peux nous parler de ton premier atelier?
Mon premier atelier, en Octobre 2016, a été une expérience très forte pour moi. Ça a révolutionné énormément de choses en moi, mon regard sur mon corps, sur les autres, et sur la société. Ça m’a vraiment bousculé-e[*].
L’atelier a changé radicalement ma manière de voir. Pendant 2-3 semaines j’étais attentif-ve à tout le monde dans la rue. J’avais l’impression d’être dans un spectacle, une sorte de mascarade. J’observais les gens dans la rue et je me disais: «C’est la grande parade du genre! Mais c’est trop faux! Mais pourquoi tout le monde fait semblant d’y croire? En fait c’est des conneries!» C’était une période très réflexive et fatigante parce que je réfléchissais à tout ce que je faisais. Ça me faisait un peu peur parce que j’avais l’impression d’avoir perdu tous mes repères sur ce qui était naturel ou pas. C’était assez fou, mais ça s’est atténué par après. Avoir fait cette expérience corporelle a changé ma manière d’appréhender le genre, et aussi d’appréhender mon identité de genre.
Ça a dû être un choc… Qu’est-ce qui a provoqué ce changement selon toi?
De voir combien j’étais à l’aise dans le «masculin». Cela m’a permis de m’autoriser à être plus masculin-e dans la vie de tous les jours. On avait pris des photos de moi en King pendant la soirée. Je les ai envoyées à certain-e-s de mes meilleur-e-s ami-e-s, et personne ne m’a reconnu-e.
Après cet atelier, il y avait un Cabaret King et une soirée. J’ai pu performer une masculinité que je m’étais créée pendant l’atelier. C’était une performance en partie très consciente. Je me disais «ah, mais comment je vais tenir mon verre, et comment je vais ouvrir la porte» – et en partie très naturelle. Comme si j’avais switché et que j’étais entré-e dans un mode plus masculin. C’était une sorte de posture intérieure, de mon corps.
On était beaucoup dans nos personnages. Je voyais le regard des autres sur moi et les interactions. Il y avait une sorte de trouble, un peu de séduction, c’était étrange, vraiment! Je n’avais jamais été regardé-e comme cela. Après cette soirée je me suis aussi perçu-e dans le miroir différemment, j’ai joué avec mon expression de genre de manière différente. C’est à ce moment que j’ai compris, à quel point le regard sur moi (de moi et des autres) était important.
Tu réfléchis à quoi quand tu tiens ton verre/ouvre la porte? Tu bouges plus lentement?
On en avait parlé pendant l’atelier. Par exemple le verre, (mime en serrant son verre entre ses mains, proche du corps) si tu fais des gestes près du corps ou sinon (éloigne la chaise de la table, mime une posture masculine en levant le coude pour boire dans le verre) c’est complètement caricatural. Ça change tout.
Tu as un personnage de King?
Non, parce qu’à chaque fois j’ai voulu expérimenter quelque chose de nouveau. La première fois, j’étais Marco, ce macho Italien. C’était drôle parce que j’en avais parlé avec des amies et quand je faisais quelque chose d’un peu macho elles me disaient «Arrête de faire ton Marco!» Et puis je ne l’ai jamais refait. Mais j’ai trouvé ce qui me plaisait comme type de moustache et comme type de barbe. Plus tard j’ai aussi joué des personnages pendant des karaoké queer. On se préparait avec d’autre Drag King – par exemple je me suis changéE en Rockeur, style Rockabilly.
Mon dernier King était un King un peu féminin. Cette soirée-là, j’avais mis une combinaison fleurie, avec une sorte d’immense décolleté où on voyait mon nombril, et mes seins étaient sur le côté – pour qu’ils ne se voient pas. J’essayais d’incarner une sorte d’acteur porno berlinois. Maintenant ça me plairait de pouvoir explorer tout et n’importe quoi, et de m’éloigner d’un personnage de King purement masculin. Bien qu’il n’y ait pas que ça dans le King. Faire des tenues avec des plumes, des paillettes, des perruques longues. Cela me plairait de juste me déguiser et de jouer avec le genre.
Comment tu t’identifies? Ça a un rapport avec ton expérience du Drag?
Je m’identifie comme personne non binaire. C’est quelque chose qui est venu après avec cette expérimentation des drag kings mais pas seulement. C’est pour ça que je pense qu’on ne peut pas parler de l’«avant atelier» et de l’«après atelier». En réalité, les gens qui viennent à l’atelier ont déjà beaucoup réfléchi sur le genre, d’autres ont expérimenté des choses, ou ce n’est pas leur premier atelier. De plus, il est très difficile de déterminer à quel moment l’atelier se termine vraiment. Quelques jours après, les participant-e-s continuent d’essayer des choses, de se poser des questions, de changer leur habit. Il n’y a jamais une ligne de démarcation claire. Dans mon travail je parle de constellation d’expérience pour décrire ce phénomène. Les personnes établissent un lien entre plein de différentes expériences qu’elles ont vécues, mais ce n’est pas linéaire.
Un article de Vogue soutient que le drag peut être thérapeutique. Tu en penses quoi?
Je pense que oui. Il y a un côté qui fait du bien dans le Drag, notamment pour l’apprivoisement des complexes. Certaines personnes que j’ai interrogées par exemple s’épilaient beaucoup les sourcils. Après l’atelier drag king, certain-e-s se sont dit «Ah mais en fait c’est assez cool de me voir avec plus de sourcils». Elles en ont même ri. «C’est des poils que je m’arrache depuis tellement d’années, et là je m’en rajoute, c’est ironique, c’est paradoxal.» Et après coup certain-e-s se sont dit «En fait ça me va assez bien… et pourquoi je les enlève? Qu’est-ce que ça veut dire? J’aime aussi mon visage comme ça». Il y en a qui ont arrêté de s’épiler, ou qui ont accepté ces poils.
Le drag peut faire du bien aussi aux personnes qui ont un corps perçu comme plus masculin, ou qui ont plus de poids. Quand tu fais du king, c’est hyper cool d’être gros ou grosse parce que ça te permet de faire une carrure imposante! De passer par le masculin, j’ai l’impression que ça permet à certain-e-s de resignifier leurs corps. Certaines choses étaient vues comme des complexes, mais sont en fait des atouts dans le king et aussi dans la vie d’ailleurs. Ce n’est qu’une affaire de perception!
Depuis que je fais ce travail, j’ai entendu beaucoup de gens faire une sorte d’amalgame ou de confusion avec la transidentité. Au début de ma recherche, je disais que ça n’avait rien à voir. Mais maintenant qu’elle touche à sa fin, je suis obligée de dire qu’il y a des liens. Dans le sens, où justement il y a beaucoup de personnes trans qui découvrent qu’elles sont trans après avoir fait un atelier. Pour homme trans, un atelier drag king est un endroit évident pour découvrir ton identité, ou pour des personnes non binaires qui s’interrogent déjà sur leur identité ou leur rapport au genre. Justement parce que ça leur permet d’explorer différentes possibilités. Mais je le répète: faire du king ça n’a rien à voir avec l’identité de genre de la personne. Tout le monde peut être drag king.
Il y a quelque chose de fascinant dans le fait qu’un accessoire, un faux pénis ou le fait de se bander les seins change complètement ta manière d’être…
Oui c’est clair. Mais [avec le faux pénis] il ya aussi tout l’imaginaire autour de ce que c’est, et de ce que ça veut dire d’avoir quelque chose entre les jambes. Mais la masculinité ou le fait d’être un homme ne se résume pas à cela. Il y a plein de choses qui entrent en compte, autant dans ce qui est matériel, qu’immatériel et dans l’imaginaire…
La première fois qu’on m’a bandé les seins, c’était hyper serré. Ça m’a fait découvrir une nouvelle sensation et une nouvelle posture. Je n’aurais jamais pu comprendre si je ne l’avais pas vécu corporellement. Une fois que j’avais eu ce ressenti, je me suis tenu-e différemment, je n’avais même plus besoin du bandage. Dans mon travail, je m’intéresse aussi à comment l’expérience corporelle permet d’accéder à de nouvelles possibilités de postures corporelles. Il suffit de vivre une fois l’expérience pour avoir accès à plein de nouvelles possibilités.
Une conclusion sur les ateliers Drag King à partager?
Une des conclusions de mon travail, qui est aussi une chose que dit Isalem – la personne qui a mené le premier atelier auquel j’ai participé – c’est que les drag kings permettent d’ouvrir des possibles. Par exemple dans l’expression de son genre – comme pour moi -, mais aussi dans la manière de considérer la société, ou dans celle de s’habiller. Tu as toutes les possibilités que tu avais avant, ce que tu connaissais; et tout un nouveau spectre s’offre à toi.
Dans mon travail, j’utilise la métaphore du voyage pour parler de ce cheminement. C’est comme un départ à l’étranger. Avant de partir, tu as toutes tes projections sur ce qu’est ce pays et sur qui est l’autre. Un atelier, c’est un peu le pays des masculinités. Tu y vas, tu y passes un moment, puis tu as envie de passer pour un local donc tu t’habilles avec des habits locaux. Imagine que tu es en voyage organisé, avec ton petit groupe, c’est un peu pareil! Et puis quand tu reviens de ton voyage, tu regardes ton monde, ta ville avec un nouveau regard. Toi aussi tu as changé. Peut-être même que tu as ramené des habits que tu as achetés là-bas et que tu vas continuer à porter.
C’est une belle métaphore. J’ai une veste que j’avais achetée exprès pour un atelier drag king et je la mets encore!
Bah voilà. C’est ton souvenir de vacances! (rires)
Deuxième partie de l’article ici.
[*] Note : la forme d’écriture usuelle de DécadréE, avec l’accord féminin en capitale n’est pas utilisée dans les réponses de Clém, selon sa demande. Iel estime que cette forme insiste sur le féminin et, se définissant comme neutre, trouve que cela va à contre-courant de la façon dont iel se définit.
Prochains évènements Drag King à Genève les 21 et 23 juin: voir évènement Facebook.