Femmes et cinéma: où en est la Suisse?
Auteurice Aurélie Oliveira Pernet, 4 février 2021Illustrateurice Élodie Flavenot
Depuis la publication de l’article, la personne interviewée Stéphane Mitchell, tient des propos transphobes sur ses réseaux sociaux et se revendique TERF (trans exclusionary radical feminist). DécadréE ne cautionne aucunement ces propos discriminants et les condamne. Nous travaillons d’ailleurs sur la visibilité médiatique des thématiques LGBTIQ+ dont les personnes trans*. Nous avons décidé de laisser l’article public car nous considérons les problématiques qui y sont abordées importantes.
L’association SWAN (Swiss Women Audiovisual Network) a lancé le 25 janvier 2021 le premier annuaire en ligne permettant de répertorier et visibiliser les femmes travaillant dans l’industrie du cinéma en Suisse. Stéphane Mitchell, scénariste et co-présidente de l’association, nous présente cette initiative et revient sur le chemin parcouru ces dernières années pour l’égalité et la diversité de genres au sein du cinéma suisse.
Il y a dix ans, il était presque impossible de trouver des sources statistiques sur la diversité et l’égalité de genre dans l’industrie du cinéma suisse, que cela soit au niveau des mesures de financement des films ou de la proportion de femmes travaillant derrière, devant et autour de la caméra. Aucun moyen non plus de comparer la Suisse à ses voisins européens qui commençaient eux aussi leurs entreprises de collecte de données.
Il a fallu attendre 2015 pour qu’une première enquête menée conjointement par l’ARF/FDS (Association suisse des scénaristes et réalisateurs de films), FOCAL (Fondation de formation continue pour le cinéma et l’audiovisuel) et Cinésuisse (Association faîtière de la branche suisse du cinéma et de l’audiovisuel) voit le jour. Initiée par Ursula Häberlin, Gabriel Baur et Nicole Schroeder, trois femmes actives dans l’industrie et les organisations du cinéma suisse, l’étude fait mouche. Les résultats parlent d’eux-mêmes. En 2014, 72% des films produits et réalisés l’étaient par des hommes avec 78% du budget annuel total.
«L’effet a été très fort pour les femmes qui travaillent actuellement dans l’industrie mais aussi pour celles de la génération précédente. Elles se sont senties légitimes dans leur colère et dans leur incompréhension de ne pas avoir été soutenues, ou mal soutenues, durant leur carrière. Cette discrimination flagrante les a confortées dans le fait que ce n’était pas la qualité de leur travail qui était en cause mais qu’elles faisaient face à quelque chose de systémique» : explique Stéphane Mitchell.
Sous l’impulsion de cette première enquête, un groupe de femmes et d’hommes constitue alors au sein de l’ARF/FDS une gender task force (groupe de travail sur le genre) prénommée SWAN. Son but: soutenir les femmes dans le cinéma suisse. Sa première action fut de créer un groupe Facebook permettant de réunir les personnes intéressées et concernées. L’enthousiasme se fit rapidement sentir avec plus de 500 inscrit-e-x-s en moins de deux jours. Le groupe compte aujourd’hui 1700 membres et SWAN est devenue une association à part entière œuvrant pour l’égalité et la diversité de genre au sein de tous les métiers de l’audiovisuel en Suisse.
L’annuaire féministe et féminin du cinéma suisse
Stéphane Mitchell commente le succès de ce groupe Facebook : « On s’est rendu compte qu’il y avait un besoin très fort pour les femmes de se réunir, d’échanger et de se connaître. C’est très précieux. » Forte de ce constat, l’association publie en ce début d’année un directory (un annuaire en ligne dont l’inscription et la consultation sont gratuites) permettant de répertorier les femmes travaillant au sein de l’industrie du cinéma suisse. « Depuis la création de l’association nous avions pour projet de faire cet annuaire. On a beau dire que les femmes existent dans le cinéma, elles ne sont pas recommandées. Les hommes pensent d’abord aux hommes avec qui ils travaillent le plus. Les femmes ne se connaissent pas toujours entre elles et il fallait qu’elles puissent avoir un réseau. Cette visibilité est importante pour que les personnes qui ont envie de les engager ou de les promouvoir puissent les trouver facilement. » Depuis son lancement, l’annuaire compte déjà plus de 100 profils inscrits.
Le soutien au développement des carrières féminines est l’un des principaux axes de travail de SWAN. Au sein de l’économie culturelle suisse, la proportion de femmes est plus élevée que dans le reste de l’économie générale, pourtant elles restent sous-représentées dans les postes de cadre et de direction et leur salaire est en général inférieur à celui des hommes (17,2% contre 11,5% selon le communiqué de presse de l’OFC du 13.10.2020). Cela vaut également pour l’industrie du cinéma suisse où les femmes qui travaillent sont en effet nombreuses. Elles sont également présentes dans les écoles de cinéma, représentant la moitié des inscrit-e-s. Toutefois, elles travaillent peu en tant que techniciennes. Les métiers de l’image, du son et de la réalisation restent majoritairement tenus par des hommes. Les femmes occupent des postes subalternes ou des professions encore genrées au féminin, comme les métiers du département HMC (habillage, maquillage, coiffure). Le montage, quant à lui, continue d’être un domaine où la représentation des genres est équilibrée. « Les femmes sont là. Mais pour engager des femmes il faut que les acteurs et actrices de la branche s’y intéressent, si on cherche on les trouve. » rappelle Stéphane Mitchell.
Des femmes oui, de l’argent non ?
L’étude de 2015 démontrait également que la présence des réalisatrices varie selon le genre du film: elles sont généralement moins soutenues dans leurs projets de fiction que dans leurs projets de documentaire ou de court-métrage. Les documentaires sont, par ailleurs, généralement réalisés avec des équipes de tournage plus légères et des moyens plus modestes que les long-métrages de fiction. La co-présidente de SWAN développe : « Dans les autres pays, on remarque que plus les budgets sont importants, moins il y a de femmes à la réalisation. À Hollywood, il y a 4% de femmes réalisatrices. Il y en a beaucoup plus qui font des films à New-York dans le cinéma indépendant. Dès qu’il y a de l’argent les femmes disparaissent des postes clés et à responsabilité. L’industrie suisse est bien entendue plus petite et dispose de moins de moyens qu’Hollywood. On tourne moins de films en Suisse. Les données collectées sont donc plus rares et difficiles à analyser pour en tirer des conclusions. Mais puisque c’est la règle dans les autres pays, on peut par analogie supposer qu’il se passe la même chose en Suisse. »
Ces chiffres peuvent aussi s’expliquer en partie par le fait qu’il y a moins de réalisatrices que de réalisateurs qui déposent des dossiers, tous genres de films confondus, auprès des principaux organismes de financement du cinéma suisse, l’Office fédéral de la culture (OFC) et Cinéforom (31% des dossiers de 2010 à 2014). D’autres facteurs permettent d’éclaircir cette question de la présence des femmes dans l’industrie du cinéma : : « Est-ce qu’entre 20 et 30 ans une femme fonde une famille ? Il ne faut pas réduire les problèmes de la sous-représentation des femmes à la maternité, mais ça en reste un. Nous n’avons pas des professions stables ou que l’on peut facilement faire à mi-temps. D’où l’importance aussi d’avoir cet annuaire pour maintenir son réseau professionnel. » Notons que, pour réussir à concilier vies personnelles et professionnelles, l’Office fédéral de la culture a mis en place depuis 2020 une aide additionnelle au financement des films permettant des demandes de soutien pour la garde d’enfants ou de proches nécessitant des soins. Ces aides sont adressées autant aux femmes qu’aux hommes.
Et aujourd’hui ?
Depuis 2015, grâce aux efforts des associations de la branche, du chemin a été parcouru. Des collectes de données et des outils d’encouragement ont également été mis en place par les principaux organismes de financement. Mais est-ce suffisant ?
Lorsque l’on demande à Stéphane Mitchell ce que SWAN pense de la politique des quotas, souvent controversée, afin de favoriser l’avancement de l’égalité de genres dans l’industrie du cinéma suisse, elle répond : « L’OFC et d’autres organes de financements respectent une politique de proportion. C’est-à-dire que la proportion d’hommes et de femmes dans les demandes déposées doit se retrouver dans les projets soutenus. En Suisse, on connaît bien les enjeux de diversité notamment par rapport aux régions linguistiques, donc ce n’est pas une notion nouvelle ou étrange. SWAN soutient les politiques mises en place auxquelles elle veut donner une chance. On voit qu’elles ont de l’effet. Toutefois, l’association ne serait pas défavorable à une politique de quotas dans le cas où les mesures actuelles ne fonctionneraient pas ou pas assez vite. »
SWAN veut atteindre à terme une véritable diversité de genres dans les équipes de tournage et les autres organisations de la branche. L’association s’est d’ailleurs inspirée de la charte créée par Le Collectif 50/50 et signée par le festival de Cannes en 2018 pour encourager les festivals suisses, comme celui de Locarno, à agir sur leur culture d’entreprise en maintenant la parité et la diversité au sein de leurs comités de direction et de sélection. « On ne dicte pas les choix éditoriaux des festivals. Mais en s’engageant pour la parité cela permet en effet de sélectionner des films avec de multiples points de vue sur le monde et donc potentiellement des films réalisés par des femmes ou des personnes d’habitude invisibilisées dans les choix des festivals. »
Aujourd’hui en Suisse, on compte tout de même plusieurs femmes à la tête des grands festivals de cinéma: Emilie Bujès à Visions du Réel, Anaïs Emery au GIFF ou encore Anita Hügi aux Journées de Soleure, festival qui vient tout juste de primer la réalisatrice Andrea Štaka pour son dernier long métrage de fiction Mare. La Suisse est également l’un des rares pays où des femmes ont été à plusieurs reprises reconnues par l’Académie en remportant le Prix du cinéma suisse. En 2020, elles remportaient par exemple sept catégories sur onze. Cette année les femmes (réalisatrices, monteuses, scénaristes, comédiennes…) sont légèrement moins représentées mais toujours très présentes parmi les nominé-e-s, notamment dans la fiction avec les films d’Andrea Štaka, Bettina Oberli, Stéphanie Chuat et Véronique Reymond. Remise des prix le 26 mars prochain.
SWAN est confiante face à l’avenir. Toutefois, l’association ne manque pas de nous rappeler que la sous-représentation des femmes dans le cinéma ne saurait être qu’un problème interne à cette industrie. Le manque de diversité a toujours un impact sur les films diffusés sur nos écrans et par extension sur nos représentations du monde et sur nos sociétés dans leur ensemble.
Pour aller plus loin
La brochure Die Gender-Frage/ La question du genre de la fondation Focal
La question du genre dans l’encouragement du cinéma avec deux recommandations de l’OFC