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L’idéologie Femen

L’idéologie Femen

Auteurice Laura Pasquier, 13 décembre 2017

Mouvement de contestation féministe initialement ukrainien, les Femen font aujourd’hui parler d’elles à travers le monde entier. S’il est facile de citer leurs actions seins-nus, Décadrée examine pour vous l’histoire et l’idéologie d’un mouvement souvent incompris.

« Des Femen, seins nus, perturbent la rétrospective de Polanski », « Femen partout, féminisme nulle part »[1], « Les Femen vont-elles trop loin ? » On ne peut le nier, les Femen savent faire les titres. Lundi 30 octobre encore, elles intervenaient à la Cinémathèque de Paris afin de dénoncer l’hypocrisie qu’il y a à honorer l’œuvre d’un violeur[2]. De leur côté, les organisateursTRICES se sont défenduEs en affirmant qu’une œuvre est à distinguer de son auteurE et, de plus, qu’au nom de l’indépendance de leur institution, il fallait que la rétrospective ait lieu, coûte que coûte. Au final, qu’importe : ce qui compte ici se trouve dans l’écho médiatique qu’ont réussi à trouver les Femen. Fréquemment mentionnées, rarement cernées, les Femen sont ainsi à la fois objet de fascination et de spéculations. S’il est clair qu’elles ont su faire couler beaucoup d’encre, rares sont celles et ceux qui comprennent leurs objectifs et leur idéologie. La question reste donc brûlante : féministes extrêmes ou féminisme mal interprété ?

Tout commence dans le contexte ukrainien des années 2000 : suite à la chute de l’URSS, la situation économique de l’Ukraine se détériore et fait doucement tomber le pays dans une lente descente aux enfers. Les femmes restent à la maison et gardent les enfants tandis que leurs maris, souvent au chômage, se réconfortent dans la boisson. Schéma familial qui s’avère plutôt représentatif de l’inexistence de la femme au sein de l’espace public ukrainien. De telle manière que l’ambition des jeunes femmes ukrainiennes n’outrepasse que rarement la perspective de trouver un mari et d’avoir des enfants. Dans une volonté de changer la mentalité de la société ukrainienne, c’est ainsi que l’idée d’un mouvement Femen en vint à germer dans l’esprit d’Anna Hutsol, Oksana Chatchko et Sacha Shevchenko, suivies plus tard par Inna Shevchenko. Elles se sont ainsi, dans un premier temps, fait connaître en Ukraine grâce à leur action seins-nus contre la prostitution des jeunes filles. En effet, dans la mesure où l’économie du pays ne subit aucune amélioration, nombre d’entre elles, afin de pouvoir financer leurs études ou tout simplement vivre, ont recours au plus vieux métier du monde. Le tourisme sexuel explose, leurs actions se multiplient en réaction, se font de plus en plus dangereuses, ce qui attire les foudres des forces de l’ordre. Une branche Femen naissant en France, elles décident de s’exiler dans ce qu’elles estiment être le pays des Droits Humains. Inna s’y rend, bientôt suivies par les autres. Une fois arrivées, elles cultivent la section France de sorte à avoir une base solide constituée dans un pays démocratique. De fil en aiguille, le mouvement en vient à s’internationaliser, porté par un socle de valeurs qui se veut loin de ce que la plupart des médias rapportent.

 

Les bases idéologiques

« […] Par ses mots, FEMEN se constitue comme rempart et arme de destruction de la plus haute et la plus profonde forme d’oppression que les femmes aient à subir : le système patriarcal […] »[3]

Antiféministes, néo-colonialistes, trop radicales… L’image rendue par les médias est souvent éloignée du message que le mouvement désirait apparemment faire passer.

Les Femen nourrissent une haine féroce à l’encontre d’un système qui nourrit des intérêts masculins et le sexisme dans ce qu’il a de plus commun comme de plus violent, mais il ne s’agit en aucun cas d’une haine envers les hommes. Elles affirment que si « rien n’empêche les hommes de participer à la réflexion et à la construction de ce mouvement »[4], il appartient aux femmes de mener ce combat et aux hommes de les y soutenir. Le mouvement ne cherche ni à émasculer ni à se venger ; elles ne veulent que le changement d’un système vicié. Les Femen ont ainsi choisi de se liguer contre tout système perpétuant une domination patriarcale. Il est possible que l’étendue de leurs luttes, allant du soutien de la cause LGBT*IQ à la lutte contre la corruption fasse perdre au public non averti le point commun de ces combats : ils constituent tous, à leur manière et à leur échelle, une partie du socle qui est à l’origine du patriarcat. Et pour bousculer ce dernier, un mot d’ordre : la révolte.

En effet, les Femen partent tout d’abord d’un constat alarmant : qu’il soit question de pays démocratiques ou autoritaires, l’inégalité entre l’homme et la femme subsiste, socialement et jusqu’à l’application du droit. Aussi cherchent-elles par leurs actions à réduire cet écart, jusqu’à ce qu’advienne une société où le féminisme n’est tout simplement plus nécessaire. C’est-à-dire que l’égalité entre les hommes et les femmes serait si totale, tant aux niveaux juridiques, politiques et sociaux, que le féminisme n’aurait plus de combat à mener. Il ne s’agirait alors plus que d’un chapitre appartenant à l’histoire. Afin de parvenir à cet idéal, elles ont donc cerné trois piliers responsables du sexisme et de ses dérivés : les dictatures, l’industrie du sexe et la religion. Explications.

Pour commencer, selon elles, les dictatures s’appuient directement sur l’idéologie patriarcale. La figure du patriarche se prolonge en effet depuis l’espace politique jusque dans la sphère privée. Les Femen expliquent effectivement qu’en aliénant économiquement et socialement les femmes, un système autoritaire s’assure de sa domination sur les femmes[5]. Partant de ces observations, l’organisation se dresse donc contre tout ce qui s’y rapporte : la corruption, les dictateursTRICES euxLLES-mêmes, les lois anti-démocratiques, en soi, contre tout ce qui permet au système autoritaire de se consolider en tant que tel. C’est donc dans cette optique qu’elles ont cherché à perturber la visite de Vladimir Poutine au Salon de l’industrie à Hanovre, en avril 2013. En criant « dictateur » tout en courant à sa rencontre, elles cherchaient à souligner l’impunité avec laquelle son règne dénigre les droits des femmes. L’attention médiatique est immédiate et la question se lance dans le débat public : Poutine est-il un dictateur ? C’est du moins ce que l’on peut supposer que les Femen auraient souhaité voir apparaître sur les manchettes. Pourtant, les médias titrent plutôt « Hanovre : les Femen perturbent Poutine » ou « Femen : seins nus devant Vladimir Poutine » et non « Les Femen dénoncent l’autocratie de Poutine ». Si les Femen ont ensuite indiqué l’intention sous-jacentes à leur action, quelques doutes subsistent quant à l’interprétation qui en est faite.

L’industrie du sexe, pour sa part, se fonde sur l’idée qu’un corps peut être commercialisé. Si la prostitution masculine existe également, la prostitution féminine la surpasse tant elle est répandue. Les Femen estiment donc que « nos sociétés doivent se défaire de la vision romantique de la « prostitution choisie » qui manipule les principes du féminisme et du droit des femmes à disposer de leur corps pour les transformer en un droit des hommes à disposer du corps d’autrui. »[6] Il s’agit donc de considérer la prostitution comme domination patriarcale maquillée sous prétexte de liberté économique. C’est pourquoi les Femen se battent contre les films pornographiques qui dénigrent les femmes ou les réseaux de prostitution. D’où, également, leur campagne choc contre la prostitution, menée à Paris, en octobre 2013, où elles ont posé sous l’objectif de Dmitry Kostyukov, « You don’t buy, I don’t sell. Pas de demande, pas d’offre » inscrite sur leur poitrine.

La religion, enfin, est critiquée en ce qu’elle a de dogmatique. Les Femen ne remettent pas en question la liberté de croyance, mais accusent le système religieux de perpétuer des schémas patriarcaux, toutes religions confondues. Schémas que l’on rencontre notamment au travers de l’absence de femmes dans les instances religieuses, ou le fait qu’elles soient majoritairement présentées comme mères ou comme femmes au foyer dans les écrits religieux, et certainement pas en tant qu’actrices du changement. C’est donc à l’encontre de ces représentations stéréotypées, dogmatiques et systémiques qu’elles se révoltent. A titre d’exemple, en novembre 2014, elles sont intervenues à la cathédrale Notre-Dame afin de souligner l’aspect politique de la visite du Pape dans les institutions européennes. Ici aussi, le but n’était pas « de choquer les fidèles », contrairement à ce qu’a pu dire Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur[7]. Au contraire, il s’agissait plutôt de dénoncer l’impact de considérations religieuses dans le cadre de discussions politiques. Une fois encore, l’intention n’est pas toujours cernée.

Au-delà de ces trois piliers, centraux afin de comprendre l’action Femen, il est pertinent de s’intéresser à la façon dont un système démocratique peut lui aussi être porteur de vecteurs patriarcaux. On peut en effet considérer que l’action Femen s’avère légitime dans des pays niant les droits des femmes mais qu’elle est déplacée dans le contexte d’une démocratie. Parce qu’en démocratie, les droits des hommes sont supposés intégrer les droits des femmes et tous les êtres humains sont censés être nés égaux et traités de la même manière. Et pourtant, si les pays démocratiques ne violent pas les droits des femmes de façon aussi aberrante, ils ne considèrent pour autant pas le corps masculin et féminin de la même manière. Il est ici question de représentations sociales. Représentations sociales qui se retrouvent dans les sphères politiques et juridiques, ce qui a pour conséquence qu’une démocratie est en fait un Etat de droit biaisé dans ses considérations d’égalité.

 

En marche, femmes !

« […] Par ses actes, FEMEN réclame le droit des femmes à disposer de leur propre corps et à s’affranchir des entraves que la norme leur impose. Si le corps nu féminin servait jusqu’alors un système de domination patriarcal, il entend désormais être l’outil de sa propre révolution […] »[8].

Une fois les mécanismes d’oppression sexistes compris, les Femen invitent les femmes des quatre coins du monde à se révolter. Se révolter ne signifie pas nécessairement se mobiliser seins-nus ; le fait que toujours plus de femmes puissent avoir conscience des biais de nos sociétés constitue déjà à leurs yeux une avancée conséquente[9]. Que cette prise de conscience puisse ensuite inciter ces femmes à éventuellement agir en faveur des droits des femmes dans leur quotidien représente, d’après elles, une avancée également. Quant à la mobilisation active, telle que celle des Femen, il est question d’interpeller. A nouveau, leur stratégie part du constat que le corps de la femme est objet de domination, que ce soit dans sa nudité, ses habits ou ses interdits. Les Femen ont donc décidé de retourner contre le patriarcat une arme de soumission pointée vers elles. Un corps dénudé qui est initialement objet de convoitise devient alors à la fois moyen de communication, de dénonciation et de révolte. Cassant avec l’idée d’un corps féminin frêle et soumis, elles adoptent lors de leurs actions un regard déterminé, ne sourient pas et lèvent le poing dans une posture guerrière. Leur message se veut concis, transmis à l’aide de slogans portés par leurs voix et leurs corps. Ce que le public retient la plupart du temps n’est que le fait qu’elles laissent tomber le haut. Pourtant, manifester seins-nus est une technique qui ne date pas d’hier, les suffragettes brûlaient par exemple déjà leurs soutien-gorge sur la place publique. Leurs corps, objets de désir, d’excitation, d’exploitation et de domination, elles entendent se les réapproprier. Un corps dénudé à des fins commerciales ne fâche pas la majeure partie de l’opinion parce que c’est un phénomène banalisé. Des seins nus dans l’espace public offusquent parce qu’ils sont sortis des contextes dans lesquels ils sont considérés légitimes. Les Femen revendiquent donc le droit d’exposer leurs corps à des fins à la fois contestataires, artistiques et réactionnaires. D’objets, ils deviennent sujets actifs et vecteurs de changement.

Au-delà de l’aspect théorique, leurs performances ont également un esprit pragmatique. D’une part, apparaître seins-nus attire les médias parce que ce n’est pas dans les règles. En plus d’être support de revendications, leurs poitrines nues ont donc un aspect pratique, puisqu’elles ne se cachent pas du fait que ceci leur sert de tremplin afin d’attirer les journalistes. D’autre part, elles expliquent que l’on peut effectivement trouver un aspect provocant dans leurs actions lorsqu’on les regarde selon une norme inscrite dans nos sociétés. En s’habillant d’une mini-jupe et de talons-aiguilles, stéréotypes de vulgarité qu’elles définissent elles-mêmes comme tels, les Femen cherchent à défier ces normes. Provoquer fait donc tout autant partie du message et leur permet, par ailleurs, d’occuper l’espace médiatique, ce qui amplifie la portée de leurs revendications. Cela leur offre ainsi une présence au sein de cet espace qui casse avec l’habituel message patriarcal que transmettent beaucoup de médias.

L’aspect frontal de leurs actions que l’on retrouve dans l’actualité provient donc de l’écart précédemment cité, entre l’égalité de fait et l’égalité idéale que les Femen souhaitent atteindre. Dénoncé sans ménager, agir peu importe le danger, persévérer dans une quête que la société ne semble pas prioriser. Bouleverser une suprématie qui d’elle-même ne changera pas. Agir frontalement leur a ainsi paru être le moyen d’expression le plus efficace. Pour autant, si leurs mobilisations peuvent paraître agressives, les réactions qu’elles provoquent le sont tout autant. Les Femen affirment que leurs performances se veulent toujours non-violentes[10]; pourtant, les images véhiculées à travers le monde à leur sujet sont brutales. Tirées par les cheveux, maintenues au sol, trainées par des agents, ces violences ne sont finalement qu’issues de l’appareil étatique.

 

 De bonnes intentions dénaturées ?

« […] Par sa voix, FEMEN appelle au soulèvement des femmes du monde entier. Alertées sur la nécessité de leur engagement contre l’oppression dont elles sont les premières victimes, conscientes et unies, elles vaincront. »[11]

Ce qui précède semble être, du moins à l’origine, le cadre théorique qui entourait l’action Femen. Il demeure pourtant complexe d’appréhender leur mouvement dans l’ensemble et les critiques ne manquent pas. Le principal élément perturbateur à prendre en considération est Inna. L’histoire d’une trahison retrace ainsi l’histoire des Femen selon le point de vue d’Olivier Goujon, qui a suivi les Femen depuis leurs débuts. Il est ici question de l’ambition personnelle d’Inna, qui, bien qu’ayant rallié le mouvement deux ans après sa création, est aujourd’hui présentée comme fondatrice. Il s’agit de l’éviction par Inna d’Oxsana et Sacha, ainsi que de la façon dont elle a pris la mainmise sur le mouvement, se l’est approprié et l’a changé au sein de sa structure. Ce mouvement qui se voulait initialement horizontal, s’avérerait aujourd’hui particulièrement vertical et jouerait d’un culte de la personnalité d’Inna. Autre questionnement légitime, se demander si l’utilisation du corps féminin à des fins politiques reste pertinente dans un pays comme la France où il est déjà relativement démocratisé. Pour Claire Piot, de l’association Osez le féminisme « Se mettre seins nus, c’est subversif en Ukraine mais en France, le corps de la femme est quand même beaucoup objectivé, instrumentalisé… Ça attire l’attention, ça fait un électrochoc… Mais ça ne permet pas de convaincre. » Les perspectives varient: on peut tout autant considérer qu’il ne s’agit que de choquer pour rien, dans la mesure où ces thématiques sont d’ores et déjà discutées ou dire qu’elles permettent de mettre le doigt sur des questions parfois taboues, quelques fois tues, souvent minimisées. Par ailleurs, parmi les critiques les plus virulentes, on retrouve régulièrement le fait que les activistes misent sur les photos correspondent systématiquement aux normes de beauté contemporaines. Si les Femen se sont défendues en envoyant des images de certaines de leurs militantes divergeant de ces standards et en pleine action, le fait est que ce sont rarement ces dernières qui se retrouvent en couvertures des journaux. On pourrait attendre des Femen qu’elles imposent aux photographes la présence de ces membres, comme le propose Mona Chollet. Tant d’éléments qui tendent à modifier le message Femen, pourtant initialement profondément réfléchi. Si l’idéologie initiale semble solide, les perspectives sur ce qu’advient le mouvement aujourd’hui restent donc controversées. L’organisation peut se montrer faillible à l’interne, elle est attaquée de l’extérieur, mais toujours est-il qu’elle a le mérite de poser des questions au sein du débat public. Preuve vivante que la société civile est capable de beaucoup et que la prise de conscience de certains individus peut amener un bouleversement inattendu. Qu’importe leurs faiblesses et leurs détracteursTRICES, les Femen ont su déranger, bousculer et faire réfléchir. Au final, que l’on approuve ou pas l’initiative, une chose est sûre, nos sociétés ont encore du chemin à parcourir jusqu’à l’égalité. Or, nous pouvons touTEs, à notre échelle et à notre manière, contribuer à son avènement. Et pour cela, un mot d’ordre : la révolte.

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