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Des génies du cinéma

Des génies du cinéma

Auteurice Céline Hürzeler, 24 février 2023
Illustrateurice Archibald Gibut Monzon


Le documentaire
Que les lumières soient du réalisateur Hansmartin Siegrist, sorti le 18 janvier dernier, brosse le portrait fascinant d’une époque à travers un pionnier du cinéma suisse,
François-Henri Lavanchy-Clarke. Véritable touche-à-tout, Lavanchy-Clarke est le premier suisse à capturer et diffuser des images avec le cinématographe des frères Lumière en 1896. Est-ce qu’un tel destin aurait été possible en étant une femme? Portraits non-exhaustifs de trois précurseur-euse-s.

Il m’est difficile de regarder un documentaire sur la vie d’un homme sans penser à toutes les femmes qui n’ont pas eu sa chance. C’est le constat qui me frappe en voyant Que les lumières soient sur l’œuvre de François-Henri Lavanchy-Clarke, un flamboyant personnage qui a filmé une Suisse en plein essor économique à la fin du 19e siècle. Je décide alors de me plonger dans l’œuvre de deux réalisatrices à l’avant-garde: la française Alice Guy et la suissesse Carole Roussopoulos, dont les images ont également saisi les bouleversements de leur temps, à soixante ans d’écart.

La Belle-Époque de Lavanchy-Clarke

Le documentaire Que les lumières soient s’ouvre sur cette scène tournée par Lavanchy-Clarke lors de la deuxième Exposition nationale suisse en 1896. Ces images – on le découvre plus tard – sont prises devant le «Palais des fées»: pavillon de divertissement à la devanture japonaise, que Lavanchy-Clarke a fait édifier pour présenter ses films. Une minute d’images, capturées grâce à l’invention du cinématographe des Frères Lumière, breveté en 1895. Un précurseur donc, qui nous emmène des chutes du Rhin à Schaffhouse au Carnaval de Bâle, en passant par le Pont du Mont-Blanc à Genève.

La vie de Lavanchy-Clarke est passionnante. Né en 1848 à Morges, il est d’abord délégué de la Croix-Rouge lors de la guerre franco-allemande (1870-71), bienfaiteur, et entrepreneur lorsqu’il fonde sa société de distributeurs automatiques de chocolat. Lavanchy-Clarke se réinvente ensuite en industriel pour la marque de savon anglaise Sunlight – les premiers savons à être vendus à la pièce. Il fait du placement de produit avant l’heure, en utilisant le cinéma pour promouvoir sa marchandise. Impossible de ne pas sourire à la vue de la fosse aux ours à Berne – image oh combien Suisse – où l’on devine les pancartes Sunlight en arrière-plan. 

Retour au «Palais des fées». Lavanchy-Clarke a invité les employés du pavillon, des membres de sa famille, des artistes et des amis pour figurer dans son film. Le fantasque réalisateur se met lui-même en scène: on le voit avancer d’un pas résolu vers l’objectif, allure quelque peu comique et sourire malicieux en coin. L’originalité du documentaire réside par ailleurs dans le traitement des images, nettes et sans secousses grâce à leur numérisation. Les plans de Lavanchy-Clarke sont analysés afin d’identifier les protagonistes et leurs interactions.

À la fin de cette séquence, des habitants d’Afrique de l’Ouest (leur origine exacte n’est pas indiquée) défilent en costume traditionnel. Ils font partie du «Village nègre», atroce zoo humain et véritable attraction de la foire. Car cette Belle-Époque (expression utilisée pour désigner la période de grands progrès techniques et d’optimisme économique de la fin du 19e siècle au début de la Première Guerre mondiale) n’en porte que le nom. Sur fond d’expansion économique, l’exploitation des ressources et de certaines populations est à son apogée. L’entreprise Sunlight – qui utilise de l’huile végétale au lieu de graisses animales malodorantes et désagréables à l’emploi – profite du régime colonial belge pour s’implanter à Leverville (actuellement Lusanga, en République Démocratique du Congo). Elle crée là-bas ses propres plantations pour s’approvisionner en huile de palme. L’entreprise privilégie ses intérêts économiques au travail forcé, à la brutalité du régime et à la déforestation, en phase avec la vision raciste et colonialiste de l’époque.

À la vue de ces images terribles, une autre injustice me frappe. J’imagine les difficultés qu’une femme aurait dû surmonter pour avoir l’opportunité de tourner ses propres films.

Alice Guy: la fée du cinéma

Il faut se tourner vers la France pour trouver un destin égal. Née en 1873, Alice Guy fait figure de pionnière du cinéma de fiction dans un monde au masculin. La française au parcours semé d’embûches, entre comme secrétaire au Comptoir général de Photographie, qui deviendra par la suite la société Gaumont. Elle réalise son premier film La Fée aux choux en 1896, après avoir obtenu une autorisation à l’arraché. Elle écrit dans son autobiographie La Fée-cinéma: «M’armant de courage, je proposais timidement à Gaumont d’écrire une ou deux saynètes et de les faire jouer par des amis. Si on avait prévu le développement que prendrait l’affaire, je n’aurais jamais obtenu ce consentement.» (p.82). Tourné avec les moyens du bord – un drap peint en guise de décors, une amie dans le rôle principal – ce premier film, dans lequel des choux se transforment en bébés à coups de baguette magique, rencontre un succès qui lui permet de continuer.

La suite lui donne raison. Plus de moyens, un plus gros studio, une équipe qui l’assiste. Ses films rapportent. Elle doit se battre pour conserver sa place. Alice Guy réalisera entre 1896 et 1920 des centaines de films. De courtes saynètes aux ressorts comiques et avec un regard féminin. Son film Madame a des envies (1906) met en scène le désir d’une jeune femme enceinte qui fait preuve d’une liberté enivrante et d’une absence totale de morale. Elle vole la sucette d’une fillette, boit l’absinthe d’un client attablé à une terrasse, mange le hareng d’un vagabond, fume, devant un mari consterné qui essaye d’arranger les rencontres malheureuses.

La vie d’Alice Guy prend alors un tournant douloureux. Partie s’établir en Amérique à la suite de son mariage avec Herbert Blaché, Alice Guy continue sa carrière prolifique avant que celle-ci ne s’arrête subitement. La cause? Les lourdes pertes subies par son mari à la Bourse. Divorce pénible, puis retour en France. Des projets de cinéma qui capotent et l’oubli progressif de son travail. Car c’est bien l’effacement de son œuvre qui se dégage de cette histoire. Plus qu’un oubli, il s’agit d’un «processus actif de non-conservation», comme l’écrit la réalisatrice Céline Sciamma dans la préface de La Fée-cinéma. Alice Guy meurt en 1968.

Une actrice des luttes sociales

Au même moment, Carole Roussopoulos, née de Kalbermatten en 1945, prend sa caméra et arpente les rues de Paris et d’ailleurs pour se faire le relais des «sans-voix». Arrivée dans la capitale française en 1967 depuis son Valais natal, elle enregistre en 1970 ses premières images en Palestine lors du Septembre noir un conflit qui oppose la Jordanie à l’Organisation de libération de la Palestine. Munie de sa caméra portable, elle est de toutes les luttes sociales aux côtés des Black Panthers, des prostitué-e-s de Lyon, des homosexuel-le-s, et des grévistes de Lip.

Elle rejoint par la suite le MLF (Mouvement de libération des femmes). Sa caméra devient un outil d’émancipation, relayant sans filtre et avec une dose d’humour la parole des femmes qui se révoltent. Elle filme la première grande manifestation féministe pour le droit à l’avortement et la contraception libre et gratuite en 1971. Elle y fait des rencontres surprenantes, à l’égard de ce savoureux échange avec une passante en désaccord, qui lui dit: «Y’a qu’à pas baiser!». Ce à quoi la réalisatrice répond: «Vous ne baisez pas vous?» (Y’a qu’à pas baiser!, 1973). 

Ses films sont drôles, caustiques, ils enchantent par leur côté bricoleur. Dans Miso et Maso vont en bateau (1976) elle dénonce avec humour les déclarations sexistes de l’émission Encore un jour et l’année de la femme, ouf! C’est fini (1975) du présentateur vedette Bernard Pivot. Elle continue de réaliser des films documentaires pionniers sur bon nombre de sujets sociétaux, à l’instar de L’inceste, la conspiration des oreilles bouchées (1988), au titre tristement évocateur et toujours d’actualité. 

Il est nécessaire de compléter sa riche biographie avec la création du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir en compagnie de Delphine Seyrig et Ioana Wieder en 1982, dont le but est de réunir les documents audiovisuels concernant les luttes féministes, ainsi que la reprise et la direction du cinéma parisien l’Entrepôt. Elle rentre en Suisse en 1994, où elle travaille jusqu’à sa mort d’un cancer en 2009. Décorée de la Légion d’honneur, lauréate du Prix culturel de la Ville de Sion, son travail fera l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française en 2007. Elle aura eu plus de chance que sa prédécesseuse.

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