Comment le féminisme, souvent imaginé comme quelque chose d’occidental, est-il perçu, reçu, approprié au Sénégal ? Les revendications typiquement blanches entrent-elles en conflit avec les besoins d’une population subissant différentes discriminations, oppressions ? Fatou Sow – femme féministe sénégalaise – partage son expérience, ses pensées et ses réponses sur le féminisme au Sénégal depuis son écran, à Dakar.
Vous êtes née à Dakar de parents fonctionnaires et vous avez été encouragée par votre père à poursuivre des études supérieures, ce qui, à l’époque, n’était pas ordinaire pour une femme. Vous étudiez la sociologie à l’Université de Dakar, puis entrez au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1966. Vous collaborez, durant toute votre carrière académique, avec des chercheuses africaines, françaises, mais aussi américaines ou canadiennes. Votre recherche militante vous met en contact avec des féministes du Sud : Amérique latine, Caraïbes, Asie, Moyen-Orient. Finalement, aujourd’hui, vous coordonnez un réseau “Women Living under Muslim Laws”(Femmes sous lois musulmanes) qui, dit votre préambule, « vise à renforcer les luttes individuelles et collectives des femmes pour l’égalité et leurs droits, surtout dans les contextes musulmans”. Avec ce parcours, comment vous définissez-vous ? Féministe, afro-féministe ?
Fatou Sow : J’ai dû me battre pour revendiquer mon féminisme. J’ai pensé que j’avais le droit d’être féministe, de le dire et de démontrer pourquoi je l’étais. Quand j’avais une vingtaine d’années, la plupart de mes camarades de faculté pouvaient revendiquer la pensée de Marx, de Trotski, de Mao ou d’Althusser. C’était de l’engagement. Il était plus risqué pour moi, sans même m’assumer comme féministe, de me prévaloir de Simone de Beauvoir. Beaucoup plus tard, dans la vie, j’étais choquée, d’écouter un jeune intellectuel « brillant » la traiter de philosophe immorale, luttant pour le droit à l’avortement, ce qui signifie tuer le fœtus. Je suis une femme noire, assumant parfaitement ma négritude, mais je ne suis pas une afro féministe, car je vis en Afrique. L’afro-féminisme est, à mon avis, l’étiquette que réclament les femmes noires vivant dans un monde de blancs dominant. La race est une ligne de couleur, à la base des discriminations subies ; elle est au cœur de leurs revendications, comme l’a été le Black Feminism, aux États-Unis, qui associait sexisme et racisme, dans les années 1960. La définition du féminisme n’a rien de figé ou d’immuable ; elle varie selon les contextes, les époques et surtout les besoins des individus et des groupes. Je ne me définirai sans doute pas de la même façon, selon la position géographique et le contexte historique dans lequel je vis. Les Sénégalaises ont des doléances propres à leur contexte et d’autres partagées avec les femmes dans le monde. Je vis au Sénégal, où défendre ma couleur de peau n’est pas ma priorité, comme cela pourrait l’être ailleurs. Quand j’en sors : je fais face à bien d’autres sources d’oppression. Il existe ainsi des différences de luttes entre les femmes noires en Occident et celles en Afrique. Pour donner un exemple banal, si je veux occuper une position de pointe, la difficulté en France serait peut-être ma couleur de peau (je pense par exemple aux actrices qui ont publié Noire n’est pas mon métier, dans lequel elles dénoncent un racisme latent du cinéma français). Dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, ce serait mon ethnicité qui pourrait être prise en compte ; on pourrait aussi avancer les difficultés pour la femme d’occuper une telle position sans risquer de ne pas avoir de mari, de mener une vie (tranquille) de famille. Les revendications sont contextualisées, même si l’on trouve un terreau commun : être femme et opprimée en tant que femme. Ce que je peux dire, c’est que je me définie essentiellement comme une chercheuse féministe. Mon féminisme est fondé sur la revendication des droits des femmes dans le monde en général, et en Afrique en particulier.
Vous reproche-t-on de vous être occidentalisée ? De mener un combat « occidental » ?
Fatou Sow : Beaucoup d’hommes africains me le reprochent. Honnêtement, je m’en moque, car c’est leur manière de me faire taire, faute d’arguments qui tiennent. Je me souviens d’avoir entendu un président d’un panel, lors d’une réunion en Afrique du Sud sur la prospective en Afrique me demander si je n’étais pas une féministe occidentale. L’accusation de dé-culturation est finalement banale. Pour moi, l’égalité des chances en éducation, l’égalité salariale sont des revendications universelles. Ma priorité est de voir comment aborder, en Afrique, les questions qui interpellent les femmes et utiliser des outils pertinents à cette lutte, peu importe qu’il soient ou pas occidentaux. La femme blanche n’est ni cible, ni référence pour moi. Ce qui est important, c’est la critique que produit la pensée féministe, et peu importe qu’elle vienne d’Occident, d’Amérique latine, d’Asie, ou de je ne sais où. Pour illustrer ce que je dis, on avance, par exemple, que certaines femmes africaines revendiquent d’elles-mêmes le droit au contrôle de la cuisine, et le voient cela comme un « privilège » ; ma réponse est que l’espace contrôlé par ces femmes, c’est l’espace domestique, espace de production des tâches domestiques. Elles veulent en garder le contrôle. Pourtant, toutes les décisions importantes dans la famille sont prises par des hommes ou sous leur autorité. Il s’agit donc d’un espace de contradiction où les sphères sont contrôlés par les hommes et pas les femmes, mais quand elles se rencontrent, c’est la sphère des hommes qui prend le contrôle. L’homme ne s’embarrasse pas de savoir s’il y a de l’eau au puit, tant qu’elle est là quand il doit se laver les pieds ! Si je parle de féminisme, de démocratie, c’est pour les utiliser comme concepts et outils d’analyse et de lutte, et non pour m’empêtrer dans un conflit où je devrais définir comme « occidentalisée » ou non. Le féminisme est avant tout un système d’idées qui revendique les droits de l’égalité des femmes. La critique féministe, que toutes les Africaines ne sont pas prêtes à entendre, me permet de comprendre des situations. Les outils de la critique féministe ne sont pas seulement un discours occidental ; aujourd’hui, ils sont produits par divers mouvements et réflexions dans le monde. Il y a plusieurs courants féministes ; toutes les femmes ne disent pas la même chose au même moment. C’est vrai en Afrique aussi. Le féminisme est devenu mondial et chacune essaie d’adapter les outils à son contexte. Si l’on prend l’exemple des Femen, d’aucunEs ont considéré qu’elles allaient trop loin. Pourtant, lorsque l’Église a repris du pouvoir en Ukraine, dans ce contexte, se déshabiller dans l’église était une manière de heurter le discours chrétien. Leur action a permis une brèche dans le mur de valeurs chrétiennes conservatrices, érigé par l’Église et a libéré beaucoup de parole, en Ukraine et ailleurs dans le monde. Bref, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir si je me suis occidentalisée, mais de faire avancer la société sénégalaise, avec des outils qui viennent de partout.
Donc les revendications féministes dépendent du contexte social et géographique dans lequel les femmes évoluent, selon vous ?
Fatou Sow : Tout à fait. Prenons l’exemple du foulard musulman. Il n’a pas la même symbolique dans les rues de Téhéran ou de Genève et ne représente donc pas le même combat. En Iran, il est perçu comme un instrument d’oppression : il faut cacher ses cheveux au regard des hommes pour ne pas les tenter. Ces femmes revendiquent le droit de ne pas le porter. Alors qu’en Europe, il est comme un marqueur d’identité culturelle religieuse et en revendiquer le port est important, puisqu’il existe cette polémique au sujet du voile et de son interdiction. L’émergence des fondamentalismes culturels et religieux, sur le fond de crises sociales que je n’ai pas le temps de développer ici ont poussé à une « durcissement » de ces marqueurs.
Comment le féminisme a-t-il été perçu en Afrique ?
Fatou Sow : Les Africaines ont rejeté le féminisme à ses débuts, dans les années 70, car il s’agissait d’un féminisme qui ne prenait pas en compte leurs problématiques et leurs priorités. Les Women of Color (afro-américaines, hispaniques, asiatiques) des États-Unis ont reproché au féminisme américain d’être White-Anglo-Saxon-Protestant (WASP). Par exemple, les féministes blanches revendiquaient, dans les années 1960, la libération des femmes par le travail, alors que les femmes noires esclaves dans les plantations, domestiques dans leurs maisons, n’avaient jamais cessé de travailler : ce travail, ne les avaient pas libérées de l’esclavage. Sans la dénonciation du racisme, fer de lance de leur féminisme, les Women of Color ne se reconnaissaient pas dans ces luttes. Elles ont donc élaboré le Black Feminism. Il ne faut pas oublier que même s’il n’était pas nommé de cette façon, il existait déjà des formes de féminisme. Lorsque Rosa Parks s’assied dans la partie réservée à la classe blanche dans un bus en 1955, je le considère comme un acte féministe la posant comme noire et résistante. Un autre exemple de cette incompréhension a été celui de l’excision. D’ailleurs je préfère le terme de mutilation génitale féminine, qui retranscrit mieux l’ampleur et la violence de la pratique. En 1980, lors de la conférence des Nations Unies à Copenhague, le thème de la sexualité agitait les esprits. Lorsque la pratique de l’excision a été abordée, les Européennes et les Américaines en ont parlé comme d’une oppression sexuelle des femmes ; les Africaines ont, dans leur grande majorité rejeté cette interprétation. Mais en fait, elle ne réagissaient pas contre la pratique elle-même considérée culturelle (dans la société halpulaar ou soninké de la vallée du Fleuve Sénégal, la femme non excisée est discriminée comme impure) ; elles refusaient le qualificatif de « barbare », « primitif », « attardé », que la critique occidentale appliquait, par conséquence à leur culture. Elles revendiquaient alors leur droit d’exciser, comme on dirait aujourd’hui : « c’est mon droit d’être voilée ». Et pourtant, cinq ans plus tard, à Nairobi, les Africaines déconstruisaient elles-mêmes le discours de l’excision, en le replaçant dans tout un contexte d’oppressions du corps des femmes, que ce soit le mariage précoce, le mariage forcé, les accouchements dans de mauvaises conditions.
Comment s’est développé ce féminisme, toujours en Afrique ?
Fatou Sow : Si les revendications ont toujours été présentes, comme le montre l’histoire des femmes en Afrique, les modes de dénonciation et de lutte a énormément varié, allant de la négociation à la lutte armée. Pour en revenir au féminisme comme théorie, notre sujet de discussion, on peut dire qu’il a surtout « révolutionné » la manière de représenter les femmes en société et de scruter les rapports sociaux entre les sexes. Il a changé les termes et les modes d’analyse. L’étiquette féministe reste pourtant difficile à afficher, dans de larges couches de la population féminine ; elle doit encore être justifiée, car labélisée occidentale. Patricia McFadden, sociologue et féministe du Swaziland avance que de nombreuses Africaines et autres femmes dans le monde se réfugient dans des zones de confort (comfort zones) qui ne remettent pas en question toutes les contradictions inhérentes à leurs valeurs culturelles et religieuses. Elles intériorisent de multiples oppressions subies, au nom de valeurs d’identité «ancestrales». Les inégalités sont dénoncées comme pesanteurs sociales, sans que les structures sociétales soient forcément. La décennie mondiale des femmes entre 1975 et 1995 qui a vu leur contribution à la Plateforme de Beijing a joué un rôle déterminant, dans la redéfinition et l’élargissement des luttes féminines dans le monde. Les Africaines ne s’étaient pas souvent rencontrées à l’échelle du continent. La tenue de conférence constitutive de la Panafricaine des femmes, en 1962 à Dar es Salam avait été un moment significatif du processus. Dans mon cas, avant 1975, je n’avais jamais rencontré et discuté avec des Algériennes. Aujourd’hui, les femmes africaines sont confrontées aux problématiques mondiales au travers leurs organisations et réseaux, les media et les nouvelles technologies de la communication. Au final, elles discutent de toutes les questions qui les affectent. On assiste à l’émergence progressive de courants féministes dans des universités et au sein d’organisations de la société civile qui se sont approprié le féminisme et produisent une littérature pointue. Je ne citerai que deux exemples qui me sont familiers. Feminist Africa, revue féministe en ligne de l’Université du Cap, illustre l’avancée de la réflexion. Le Forum féministe africain dont le siège est à Accra revendique « un féminisme sans si, sans non », à l’échelle continentale. Les organisations féminines des droits humains se sont beaucoup servi de la critique féministe pour avancer le débat sur l’avancement des femmes dans leur santé globale, sexuelle et reproductive, l’éducation, l’économie, leurs droits citoyens et leur participation au politique (notamment la parité). Plusieurs ONG sont engagées dans les questions de la militarisation et des conflits armés sur le continent qui ont exacerbé les violences sexuelles. Le viol s’affirme comme arme de guerre.
Un mot de fin ?
Fatou Sow : Je pense que le discours féministe est important, car il a fait bouger des lignes de discussion. Lorsqu’il sert les analyses de terrain, c’est encore mieux et peu importe les définitions, la soi-disant occidentalisation, si « le » ou « la » font genre. Je donnerai un exemple significatif. Je suis très impressionnée par le travail que fait Binta Sarr, une Sénégalaise, ingénieure en hydraulique. Au début de sa carrière dans l’administration, elle avait pour mission de travailler sur l’approvisionnement en eau des villages. Elle s’était rapidement rendu compte que ne pas mettre les femmes au cœur des projets de gestion de l’eau, c’était ne pas tenir compte d’une bonne partie de la population, car ce sont les femmes principalement qui s’occupent de chercher l’eau. Elle a fini par créer une ONG, APROFES, pour apprendre aux femmes à gérer l’eau. Elle s’est largement occupée des droits des femmes, au travers des questions de violence, d’accès à la justice, de contraception. Pourtant, cette « militante » refuse de dire qu’elle est féministe.