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HABIBI, un regard intime sur les violences conjugales

HABIBI, un regard intime sur les violences conjugales

Tamzin Elliott 16 juin 2022

Au cours des 70 minutes troublantes, HABIBI invite son public à pénétrer dans l’intimité d’un foyer familial où règnent les violences patriarcales. C’est l’histoire d’une femme emmurée, réduite au silence, qui cherche à se réfugier de son mari violent…dans la salle de bain.

L’histoire est connue de tout le monde: iels se rencontrent, tombent amoureux-euses. Un mari offre à sa femme des cadeaux à profusion, il est charmant, séducteur, même s’il se rend facilement en colère. Trop facilement. Iels se disputent. Il y a un bleu sur son bras qui n’était pas là hier. Lui, il s’excuse, il pleure, il implore le pardon, disant qu’il l’aime et ne le fera plus jamais. Le mari emploie tous les stratagèmes possibles pour qu’elle se culpabilise: «C’est toi qui as tout fait pour t’éloigner de moi.» dit-il, au bord des larmes. Elle lui pardonne – après tout, il dit qu’il l’aime, qu’il ne lui fera plus jamais de mal – mais elle se voit obligée de lui pardonner de plus en plus. Au bout de 20 ans de mariage, et témoin des dommages psychologiques qu’il impose à leur enfant au quotidien, le pardon devient un acte de plus en plus pénible. Ce n’est ni une histoire d’amour ni d’un «drame conjugale»; c’est une histoire des violences conjugales, et pour des milliers de femmes, c’est une vérité quotidienne.

«J’ignorais que j’allais pleurer des larmes de sang.»

La salle de bain, où se déroule toute l’action, est l’espace de l’intimité ultime dans une maison familiale; ici se passe tout ce que le monde extérieur ne sait pas sur cette vie à deux. C’est l’endroit où l’on se met tout nu dans tous les sens du terme, et pour cette femme, c’est sa seule échappatoire, une sorte de lieu à elle…mais rien n’est sacré dans ce foyer conjugal. Le mari est toujours là, soit tapi dans l’ombre, aperçu grâce à la conception lumière magnifique, soit faisant irruption sur scène pour violer son intimité. En tant que public, c’est comme si on s’était trompé-e-x-s de salle et qu’on était maintenant coincé-e-x-s là, caché-e-x-s, écoutant une conversation qui ne nous concerne pas…sauf que cela nous concerne absolument. Ce soir, on n’est plus qu’un public de spectateurices qui se rendent au théâtre pour se divertir. On est des complices et des témoins, impuissant-e-x-s face à des épisodes d’une violence croissante.

Le choix de décor est assez ingénieux, ajoutant aux plusieurs niveaux d’intimité qui se superposent. La salle de bain est d’office un espace intime, exacerbé ici par le sujet traité entre ses quatre murs. On fait la vraie connaissance de notre personnage principal féminin à travers une voix off qui va et vient, racontant son intériorité psychologique et évoquant ses pensées les plus sombres; les mots qu’elle prononce à haute voix raconte une partie de l’histoire, la voix off en dit une autre. La beauté de cette mise en scène est en partie due à la lumière (création: Philippe Maeder; régie: Adrien Laneau): une lumière rose pour la première rencontre, jaune pour les scènes des jeunes amoureuxeuses, une lumière crue et peu flatteuse pour les scènes violentes, et un seul projecteur pour la tirade finale. Le décor reste inchangé pendant toute la durée de la représentation et l’éclairage est la façon dont le public détermine la progression de la pièce. Combinés, tous ces éléments contribuent au regard intime posé sur le sujet des violences conjugales; visuellement, c’est remarquable. En tant que public, on n’a pas d’autre choix que de se taire et de devenir des spectateurices passif-ve-s de ces violences. C’est bien sûr choquant à regarder, mais le principal sentiment est la culpabilité: coupable de regarder quelque chose si intime, et coupable de ne rien faire.

«Si jamais tu enlèves l’alliance, je te coupe le doigt.»

S’il n’y avait qu’une maille à partir avec ce spectacle, ce serait que les violences exposées à nos regards sont une représentation archétype. En regardant HABIBI, le public pouvait avoir l’impression de réécouter une histoire qu’il avait entendue à maintes reprises, surtout en raison de l’accent considérable mis sur la violence physique. Malgré la voix off, les dommages psychologiques jouaient un rôle plutôt métaphorique, alors qu’en réalité, ces derniers en constituent une conséquence tout aussi importante, sinon plus. La quasi majorité des représentations de la violence, qu’elles soient fictives ou réelles, laissent croire que seulement un type de victime existe: celle qui ne se venge pas, celle qui ne se bat pas contre son agresseur. Nous avons vu les effets délétères d’une telle représentation unidimensionnelle dans la décision rendue dans le procès Depp-Heard. La femme qui se soustrait aux règles patriarcales et qui refuse de se taire face aux violences sera punie.

HABIBI fait un pas en avant, juste par le fait de parler et de mettre en scène les violences sexistes et sexuelles. Plus on en discute dans la sphère publique et plus on en voit des représentations réfléchies, moins il s’agit d’une question chassée en dehors du champ politique. C’était certes une représentation bien jouée, surtout au niveau de l’émotion, du sujet et de la sensibilisation, mais peut-être un peu prévisible pour ce qui était de la représentation des violences elles-mêmes. Il n’incombe pas à un seul spectacle de tout faire en termes de représentation. Pourtant, si on ne cesse de montrer qu’un seul narratif des violences conjugales, celui-ci devient la seule version d’événements acceptée, voire la version dite «correcte». Faute de représentations plus nuancées, comment rendre justice à celleux dont l’histoire ne correspond pas à l’idée normalisée de ces violences? On doit continuer à parler, à mettre en scène et à écrire sur ces violences, tout en prenant en compte la diversité des expériences.

Spectacle joué au Théâtre Pitoëff du 19 mai au 5 juin 2022 par la Compagnie Aspara. Conception, écriture et mise en scène de Silvia Barreiros.

Crédits photo: ESTER PAREDES/CIE APSARA

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