Le 13 novembre dernier, dans le cadre du festival Les Créatives à Genève, l’autrice Virginie Despentes et le philosophe Paul B. Preciado se sont réunis pour converser, le temps d’une soirée. L’événement a fait salle comble.

La partie du public qui, pour raisons de sécurité, n’a pas pu accéder à l’auditoire Reverdin de l’Uni Bastions a tambouriné aux portes avec vigueur. «Laissez-les entrer» hurlaient les plus chanceuses et chanceux ayant eu le privilège de trouver une place assise pour écouter la conversation entre ces deux grandEs dissidentEs de la norme. Inspiré par la ferveur et l’enthousiasme du public, Paul B. Preciado a suggéré une solution. Après une première heure de conférence, le public quittera la salle pour laisser entrer les laisséEs-pour-compte du début de soirée pour les laisser assister à leur tour à la discussion. La proposition a été applaudie et acceptée à l’unanimité.

Il faut voir à l’œuvre l’application concrète d’un processus de révolution micro-politique, cher à Paul B. Preciado. Le philosophe a proposé, en ouverture de cette soirée des Créatives, une prise de conscience collective des possibilités de révolutions qui nous entourent, dont pourrait découler une profonde transformation de nos institutions et de notre société. « Il faut avoir le courage de désobéir pour inventer de nouvelles pratiques de liberté”, renchérit Virginie Despentes. Le duo, complice, s’accorde, la salle est en effervescence.

Dissident du système genre-genre

Modérée par la journaliste Victoire Tuaillon (Les Couilles sur la table), la conversation s’oriente ensuite sur les identités. Dans son récent ouvrage Un appartement sur Uranus, préfacé par Virginie Despentes, Preciado tient le journal de sa transition au travers de ses chroniques écrites pour Libération. Né Béatriz, Paul B. Preciado raconte “sa traversée d’un genre à l’autre”, mais aussi son rapport à la notion d’identité, notion inévitablement soulevée par les normes sociétales lors d’un processus de transition de genre.

L’identité est un concept philosophique au cœur de la grande majorité des pensées queer, mais c’est également un sujet qui n’a de cesse de jalonner les discours politiques contemporains, notamment les plus nationalistes et extrémistes. C’est pourquoi Paul B. Preciado questionne, comme Judith Butler avait pu le faire avant lui, les catégorisations identitaires qui présentent un risque de normalisation et de naturalisation des différences par certaines idéologies hégémoniques. L’identité reste, selon lui, une fiction entretenue par l’idéologie capitaliste qui conditionne nos corps à n’être que des objets de capitalisation: utiles à la production et à la reproduction.

Celui qui se définit comme un « dissident du système genre-genre » revendique, en somme, le droit à s’autodéterminer, à réinventer sa sexualité, ses désirs et son corps. Un corps qui n’aurait pas été cartographié par les institutions patriarcales, un corps pensé par lui-même et pour lui-même. Le philosophe s’attaque aux discriminations et aux violences produites par une taxonomie et une épistémologie qui ne sauraient être encore trop binaires et qui, par-là, assurent la hiérarchisation des corps et la domination de l’hétéropatriarcat.

La révolution par le désir

Contrairement à Judith Butler, Paul B. Preciado n’accorde aucun crédit aux potentiels bienfaits des catégorisations identitaires. Dans les années 90, Judith Butler soulignait la nécessité de revendiquer certaines identités, comme par exemple celle de femme et/ou de féministe, afin de pouvoir être reconnue politiquement et faire entendre son discours. Butler considérait alors cette revendication identitaire comme un risque à prendre, et ce, tant qu’il existera des droits bafoués et des oppressions à combattre.

Vingt ans plus tard, Paul P. Preciado refuse formellement tout recours à une catégorisation identitaire, arguant qu’il suffit de réinventer le désir, en dehors des normes, pour provoquer une révolution. Toutefois, une question posée par Victoire Tuaillon n’a pas manqué d’égratigner sa prise de position. Pourquoi donc s’être donné tant de peine à trouver un nouveau prénom si la notion d’identité importe si peu? Preciado rit, bien obligé de reconnaître certaines limites à son argumentation. L’idée du prénom Paul lui est venu lors d’un rêve. Par la suite, il a entamé une procédure juridique de changement de nom et de sexe, et demandé à son entourage de s’adresser à lui par ce nouveau prénom. Il reconnaît que le prénom est un vecteur de reconnaissance de la part de l’Autre. Pour autant, il ne considère pas ce dernier comme l’affirmation d’une quelconque nouvelle identité, mais simplement comme un témoin de sa traversée.

L’effondrement du patriarcat

Quand il s’avérait nécessaire de quitter le monde des idées, Virginie Despentes n’a pas manqué d’offrir un contre-point pertinent afin de concrétiser le discours du philosophe. L’autrice de King Kong Theory a su traduire ses possibles en termes de lutte, usant de paroles percutantes teintées d’un optimisme sans faille. Depuis son premier roman Baise Moi, elle n’a eu de cesse de dénoncer la politisation de la violence à l’encontre des femmes, conséquence des injonctions à une masculinité virile. L’effondrement du patriarcat, l’écrivaine ne pensait pas le voir de son vivant. Et pourtant, aujourd’hui, elle y croit dur comme fer. Sans surprise, ses mots ont su trouver un écho enthousiaste auprès d’une assemblée fédérée après des événements tels que la grève du 14 juin 2019 et le mouvement #MeToo. Pour Virginie Despentes, il ne fait aucun doute que cette colère politique et collective est puissante, et qu’elle seule peut faire bouger les choses. Alors, déployez votre rage, car aujourd’hui le patriarcat vacille!

Pour aller plus loin:

• BUTLER Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York : Routledge, 1990.
• BUTLER Judith, “Critically Queer”, GLQ: A Journal in Gay and Lesbian Studies, 1993.
• PRECIADO Paul B., Un appartement sur Uranus, Paris, Grasset, 2019.