Récemment, le premier épisode de la série documentaire «Le cas Rosa Bonheur» a vu le jour sur YouTube, amenant avec lui un flot de questions: comment parler des personnages historiques LGBTQIA+?
Texte par Elizabeth M, publié le 09.06.2022
Quand on est LGBTQIA+, il peut être compliqué de trouver des repères dans le passé, des modèles historiques auxquels s’identifier. En effet, on a vite fait de se sentir seul.e.x si on a l’impression que les personnes situées hors de la norme n’ont jamais existé. C’est pourquoi, quand un personnage historique peut être lu, vu ou interprété selon les définitions actuelles pour les personnes LGBTQIA+, on a envie de s’en donner à cœur joie ! Cependant, la réalité peut se révéler plus complexe. Aujourd’hui, nous allons examiner ce phénomène à travers la figure de Rosa Bonheur, et le documentaire qui lui est consacré.
1) Rosa Bonheur, pas hétéro
Dans ce documentaire, soutenu entre autres par le Centre National du Cinéma, nous visitons le château de By: l’ancienne demeure de Rosa Bonheur (1822-1899), peintre du XIXème siècle. Rosa Bonheur a marqué les esprits de son vivant par son succès professionnel, par son indépendance financière, et par le fait qu’elle ne se soit jamais mariée. Un mode de vie très inhabituel pour l’époque, accompagné de quelques excentricités qui sont encore perçues comme telles aujourd’hui: elle avait par exemple des lions en guise d’animaux de compagnie. Rosa Bonheur a aussi vécu de longues années avec plusieurs femmes, d’abord avec Nathalie Micas, puis avec l’artiste étatsunienne Anna Klumpke.
Ce profil n’est pas sans rappeler une autre personnalité: Anne Lister (1791-1840), figure historique du XIXème siècle également, et souvent appelée «la première lesbienne moderne». Comme Rosa Bonheur, elle avait un mode de vie considéré comme inhabituel pour les femmes de son époque: elle était propriétaire de sa propre demeure dans le Yorkshire anglais et a eu plusieurs relations avec des femmes. Elle raconte son histoire dans ses journaux intimes, rédigés en code secret et cachés pendant des années, qui ne laissent aucun doute quant à la nature de ses sentiments. Par ailleurs, son histoire a été adaptée en série récemment, avec «Gentleman Jack» (BBC/HBO).
Les relations que Rosa Bonheur a entretenues avec Nathalie Micas et Anna Klumpke ont été décrites comme intenses, fusionnelles, et beaucoup de personnes voient par conséquent Rosa Bonheur comme une femme lesbienne, à l’instar d’Anne Lister. Cependant, tout le monde ne l’entend pas de cette oreille : Katherine Brault, la propriétaire actuelle du château s’exprime : «Avec Nathalie, il y a une relation qui est extrêmement forte. On dit que c’était sa maîtresse, son amante – je ne crois pas. Que se passait-il dans sa tête ? Je n’en sais rien, personne ne le sait. Mais ce que je sais avec une quasi-certitude, c’est qu’en tout cas, dans sa vie quotidienne, elle n’était pas homosexuelle.»
Pourquoi ce refus de qualifier Rosa Bonheur de lesbienne? Le documentaire l’explique par une simple vérité : les lesbiennes sont invisibles, on n’en parle pas. Ce refus de voir les personnages historiques comme faisant partie de la communauté LGBTQIA+ peut s’expliquer de plusieurs façons. En plus de l’homophobie dite «de base», il y a le concept du présentisme, soit l’idée d’observer et d’analyser le passé selon des critères modernes, ce qui est généralement mal vu. Le présentisme impliquerait que nous posons des étiquettes contemporaines sur des concepts qui, autrefois, s’exprimaient bien différemment. L’homosexualité dans l’Antiquité romaine et grecque, par exemple, opérait selon des critères bien différents à ceux d’aujourd’hui! En effet, à l’époque, l’homosexualité en tant qu’identité n’existait pas, et l’hétérosexualité non plus: ces catégories ne firent leur apparition que bien plus tard.
Cependant, dans la critique du présentisme, il ne faut pas oublier que l’hétérosexualité est, elle aussi, un point de vue particulier. Simplement, comme il est celui de la majorité de la population, il est moins aisé de le voir comme une option parmi d’autres, et non pas comme un automatisme…
3) Rosa Bonheur, comment dire?
En attendant, quels mots devrait-on utiliser pour parler de Rosa Bonheur? Dire qu’elle était lesbienne peut se révéler incorrect, dû au décalage de la définition du mot «lesbienne» aujourd’hui par rapport au XIXème siècle. Cependant, l’appeler «hétérosexuelle» est aussi une analyse biaisée. Il n’y a pas de point de vue neutre sur la situation. La situation se corse encore plus lorsqu’on parle des figures historiques potentiellement transgenres: quels pronoms et accords utiliser pour le chevalier d’Éon (1728-1810), qui aimait brouiller les pistes au sujet de son genre, autant que cela lui était parfois imposé par les codes de l’époque, ou encore pour le docteur James Barry (1789/1799-1865), que l’on perçoit tantôt comme un homme transgenre, tantôt comme une femme ayant pris un nom d’homme afin d’entrer à l’école de médecine (à l’époque interdite aux femmes)?
Dire que toutes les interprétations se valent n’est pas forcément une solution valable, étant donné l’inégalité structurelle qui existe encore pour les personnes et les thématiques LGBTQIA+. Cependant, si l’on pouvait imaginer que l’hétérosexualité n’est pas la réponse par défaut à la question «Rosa Bonheur était-elle lesbienne?», nous pourrions nous représenter des discussions où d’autres interprétations ne sont pas écartées à coups de «quasi-certitude».