«Sorcière !» Une accusation, une insulte, une condamnation ? Ce mot a connu une valeur symbolique à travers les âges. Parcours historique d’un mot aux conséquences fatales.
La chasse aux sorcières s’est propagée à travers toute l’Europe continentale entre le 15e et le 18e siècle, mais c’est surtout entre 1560 et 1630 qu’elle se trouve à son apogée. Elle ne connaît ni frontières politiques ni confessions religieuses, s’exerce indifféremment dans la France monarchique de Louis XIV, dans l’Helvétie républicaine ou dans la royauté écossaise.
Cependant, cette hérésie sociale tend davantage à se propager au sein des mondes ruraux et alpins, où la magie fait bien plus partie intégrante de la culture que dans de grandes villes telles que Rome ou Paris. Les campagnes veulent combattre le diable, et la sorcellerie symbolise cette allégeance au diable.
Sorcier et sorcière: pas logés à la même enseigne
Bien que les deux sexes aient été persécutés, les femmes ont été quantitativement poursuivies de manière plus intense. Cela peut se rapporter à la condition des femmes, considérées au moins depuis l’Antiquité comme des créatures inférieures. Dans la religion chrétienne, la femme représente l’être faible et menteur qui s’est laissé tenter par le diable au Paradis terrestre, cet épisode notoire dans lequel Ève et Adam sont chassés du jardin d’Éden, car Ève a succombé au fruit défendu. La femme devient ainsi dans les esprits la complice de Satan.
Selon l’estimation des historienNEs contemporainEs, trois ou quatre femmes ont été brûlées pour un homme. Dans 80% des cas, il s’agissait donc de femmes, et en particulier des veuves, des pauvres, des dames âgées, populations plus vulnérables.
De plus, d’après le doctorant Maxime Perbellini, spécialisé dans la représentation des sorcières à la fin du Moyen-Âge, dans 60% des cas, le verdict pour ces femmes a été le bûcher, plutôt que d’autres peines moins sévères allant de la simple condamnation à la décapitation, en passant par le bannissement ou l’empoisonnement.
Le journaliste et historien français Guy Bechtel observe d’ailleurs avec humour dans l’un de ses ouvrages que pour ces sorcières «l’essence précéda l’existence, c’est-à-dire que certains esprits la conçurent avant qu’on pût la rencontrer dans la réalité [1]». Les stéréotypes de la misogynie sont effectivement repris pour caricaturer le prototype de la sorcière (vieille, édentée, bossue).
Un contexte social
Le 15e siècle, époque à laquelle débutent les procès et la chasse aux sorcières, est une période de troubles et de désordre, dans laquelle le sorcier et la sorcière constituent un bouc émissaire intéressant. En effet, c’est la période de la montée en puissance des régimes absolutistes, qui affirment leur autorité et leur pouvoir dans un monde où la religion chrétienne est ébranlée par la Réforme protestante.
Cette réforme débouchera sur la scission entre l’Église catholique romaine et les Églises protestantes et une conversion d’une partie de la population au protestantisme, que la Contre-Réforme catholique ne parviendra pas à reconquérir. Alors que l’on aurait tendance à ancrer cette hérésie dans la période du Moyen-Âge, ce sont bien des phénomènes propres au monde moderne qui vont précipiter l’exécution de ces femmes. L’invention de l’imprimerie, d’abord, qui permet une diffusion rapide et abondante de ces idées dans toute l’Europe.
Puis, au cours du 16e siècle, les États modernes en formation accordent un pouvoir nouveau aux juges civils, qui légaliseront le droit de tuer et rédigeront des manuels de démonologie afin de démasquer les sorcières. Les journaux de l’époque – produits de l’imprimerie – se font le relais des grands procès auprès de la population, créant un contexte d’ébullition autour du sujet.
Cela ne doit pourtant pas passer sous silence le rôle également important de l’Inquisition, cette sorte de police mise en place par l’Église catholique au 13e siècle et qui condamna en 1484 la sorcellerie. Deux ans plus tard, les inquisiteurs Henri Institoris et Jacques Sprenger publient un livre (Malleus Maleficarum = Le Marteau des sorcières). Celui-ci fournit des directives pour repérer et éliminer les sorcières.
Cet ouvrage a justifié l’accusation et le procès de sorcières sans nécessiter aucune preuve. Les aveux étaient suffisants, ce qui a encouragé la torture à l’égard des accusées. Ainsi, ce n’est pas la femme qui a créé la sorcière, c’est la société qui a fabriqué une figure mythique et y a enfermé la femme.
Le tournant
Aujourd’hui, on ne brûle plus de sorcière. Michée Chauderon est la dernière d’une longue lignée à avoir été exécutée à Genève, en 1652, comme l’explique le professeur d’histoire moderne à l’Université de Genève Michel Porret dans son livre «L’ombre du Diable». Comment et pour quelles raisons ces procès et exécutions ont-ils cessé ? Quel changement social s’est opéré et quand ? Francesca Prescendi Morresi, Historienne des religions à l’Université de Genève et spécialiste de l’Antiquité classique gréco-romaine répond à ces questions.
« Les sorcières ont toujours été déconsidérées, jusqu’au moment où elles ont retourné cette stigmatisation en quelque chose de positif. Mais cela n’a pu être possible qu’au travers des revendications féministes qui ont commencé dès les années 70. Le discours sur la sorcière est devenu un élément à la fois positif, à la fois de revendication de la femme.
Des mouvements religieux se sont créés en même temps, à l’instar du WICCA, qui se revendique comme sorcières mais de manière positive, renversant cette stigmatisation religieuse qui les avait condamnés originellement. Au niveau politique, il y a donc cette idée positive de femmes qui revendiquent la mémoire de ces sorcières brûlées, mais aussi au niveau de nouveaux mouvements spirituels, de la création de communautés alternatives religieuses, et spécialement dans le monde anglo-saxon.»
Pour conclure, elle cite la préface de l’Ombre du Diable rédigée par Alessandro Pastore en rappelant cette phrase : «Dans les années 1970, le féminisme militant a voulu réhabiliter les sorcières en en faisant les figures sociales prémonitoires de la femme autonome et rebelle. Une femme qui est en même temps la victime du pouvoir expiatoire masculin».
C’est donc par une réappropriation positive de l’image de la sorcière et de sa mémoire que les femmes sont parvenues peu à peu à « se réaffirmer comme contre-pouvoir de la norme masculine et patriarcale, également liée aux religions classiques », comme le précise l’historienne. Pourtant, cette réappropriation a tendance à connaître aujourd’hui un certain glissement, notamment lorsque l’on retrouve des femmes fatales, sexy, dans les personnages de sorcière.
Par exemple, la série américaine des années 90 «Charmed», la série américaine «Ghost Whisperer» (2005) ou encore le film «Un amour de sorcière» dans lequel Vanessa Paradis incarne la sorcière. Pour expliquer cela, Francesca Prescendi Morresi, également concernée par les questions de genre, donne son avis personnel : « dans toute une littérature religieuse, la femme est présentée comme dangereuse et négative, car elle est associée au péché capital.
Mais ensuite, au travers de l’émancipation de la femme et la récupération de certaines figures féminines, comme Marie ou Marie Madeleine, on opère une déconstruction de cette figure de la pécheresse à l’intérieur-même de la tradition religieuse. La femme fatale devient sexy, elle est à la fois dangereuse mais également là pour plaire à l’homme.» Dans une société sexiste et de consommation, la sorcière devient un personnage attrayant. Attention donc à une potentielle seconde réappropriation, qui enfermerait à nouveau la sorcière, mais cette fois dans un autre genre de stéréotypes.
En savoir plus :
Bernard Valade, Denise Paulme, « Sorcellerie ». In Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 12 mai 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/sorcellerie/
Isabelle Eichenberger. « Il ne faisait pas bon être sorcière en Suisse ». In : Swissinfo, mis en ligne le 6 juillet 2009. URL : https://www.swissinfo.ch/fre/il-ne-faisait-pas-bon-être-sorcière-en-suisse/1034582
La chasse aux sorcières en Europe, mai 2014 : https://www.jw.org/fr/publications/revues/g201405/chasse-aux-sorcieres-en-europe/
« Histoire de la chasse aux sorcières ». In : RTS, Dossier La Sorcellerie, mis en ligne le 16 novembre 2017. URL : https://www.rts.ch/decouverte/monde-et-societe/histoire/sorcellerie/9092017-histoire-de-la-chasse-aux-sorcieres.html
Note
[1] Éliane VIENNOT, « Guy BECHTEL, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, 733 p. », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 8 | 1998, mis en ligne le 21 mars 2003, consulté le 12 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/clio/330