Le 11 février 2020, l’Association CulturiX a organisé une soirée de lecture de poésie érotique suivie d’une discussion à SexopraxiS. Le point avec Romy Siegrist, psychologue et sexologue SexopraxiS, et Paloma Lopez, modératrice de la discussion.
Un article pour public averti.
Au cœur des fantasmes
Mais au fait, les rêves ne sont-ils pas nos fantasmes ?
Selon Lacombe, psychanalyste lacanien, les premiers sont sur le plan du désir, qui est dans la perspective freudienne, la vérification d’un manque. Nos rêves seraient alors la manifestation de ces pertes et se basent sur notre réalité, nos envies, nos attentes qui ne sont pas comblées. *
« Dans le rêve, ce qui se rencontre comme « perte de la réalité » correspond à ce que Freud a appelé « l’inconscient ». C’est un trou : le trou du symbolique. À ce trou du symbolique pare (dans le sens combler) ce qui, dans le fantasme, est un réel qui fait trou dans le symbolique : le réel de l’Autre, du Sexe » Lacombe
Les fantasmes, quant à eux, sont le plus souvent diurnes, des rêves éveillés qui sont sur le plan de la jouissance. Ils répondent à ces désirs inassouvis, à nos envies les plus secrètes. Dans le prisme du genre, les fantasmes permettent d’aller au-delà des envies de chacunE, ces dernières étant très souvent dictées, même inconsciemment, par les normes sexuelles hétéro normées de nos sociétés occidentales.
Pour Romy,« La poésie érotique féministe permet de mettre en avant finalement toutes sortes d’expériences vécues par les corps et pas seulement dans le spectre de l’hétéronormativité. »
Par ailleurs, notre imaginaire érotique, collectif et partagé, est souvent en lien avec les enjeux de pouvoir qui existent dans la société. Ils sont cristallisés au sein même des fantasmes, et leur analyse permet de les faire apparaître. Il devient alors possible de les questionner.
Érotisme ou pornographie?
Pornographie et érotisme sont encore souvent mis en parallèle, comparés, jaugés, distingués de manière binaire: l’un serait masculin, direct, sauvage, grossier, répétitif, tandis que le second serait féminin, raffiné, indirect, original et inventif. La poésie du sexe échappe-t-elle à cette vision ?
La poésie qui parle de sexualité peut être érotique et/ou pornographique. La frontière n’est pas nette, bien évidemment. Ce que l’on peut remarquer dans la poésie de manière générale, c’est que la pénétration est mise au second plan au profit du plaisir de la muse du poème, avec une forte présence de pratiques orales et manuelles… comme les prémices d’une sexualité féministe, moins phallocentrée, aux pratiques plus satisfaisantes pour la partenaire. Est-ce que l’érotisme prend-il, dans ce contexte, des couleurs de pornographie éthique et féministe?
© David LaChapelle – Birth of Venus, Hana, Hawaii, 2009
Dans la poésie érotique et féministe, ces rôles sexuels ne sont pas uniquement décrits et ressentis mais sont aussi déconstruits pour être reconstruits différemment. Cette poésie interroge les rapports de force qui existent entre les sexes mais aussi, plus largement, les genres.
Nouveaux genres du désir
Peut-être que la poésie apparaît lorsque l’on brouille les limites, lorsque l’on mélange des catégories jusqu’alors séparées. Elle se présente où on ne l’attend pas, nous fait porter un regard nouveau sur ce qui nous entoure. Il ne s’agit pas simplement de faire rimer des phrases, qui peuvent d’ailleurs reprendre des stéréotypes.
La poésie érotique féministe tend à brouiller les genres, casser les frontières, nous fait prendre – parfois même plus qu’entendre – la voix d’une autre personne: qu’importe son ou ses genres, on devient elle. On désire, on aime, on admire, comme elle, à partir d’elle. On en vient à ressentir un désir face à des corps, des personnages, des situations, qui jusque-là ne nous avaient pas forcément provoqué de réactions. La poésie érotique permettrait donc une expansion de l’imaginaire érotique, un enrichissement des registres de désir.
“Ta graisse roule entre mes cuisses.
Je suis enveloppée de ta chaleur douce.
Je sens tes doigts qui bruissent
Le long du firmament qui s’émousse. […]“
Extrait du poème (2020) Grâce Graisse – Cécile
Cependant, de nombreux écrits classiques occidentaux tendent à avoir une forme standardisée dans la manière de désirer, et dans le choix des corps désirables – blancs, visages aux traits fins, corps voluptueux, doux… Sans compter que le sujet du poème est généralement un personnage féminin, et cela même quand il s’agit d’une autrice.
Néanmoins, on trouve aussi des poèmes destinés à un partenaire masculin, et qui tendent à convenir quelque soit notre corps (tant que nous sommes attiréEs par le phallus), mettant ainsi en avant que nous possédons une superficie de plaisir et des potentialités communes dans la majeure partie de notre sexualité, que cela soit via la manière de désirer ou via la manière de pratiquer:
“Même quand tu ne bandes pas,
Ta queue encor fait mes délices
Qui pend, blanc d’or entre tes cuisses,
Sur tes roustons, sombres appas.
[…]
Après que je l’aurai baisée
En tout amour reconnaissant,
Laisse ma main la caressant,
La saisir d’une prise osée,
[…]
Tu bandes, c’est ce que voulaient
Ma bouche et mon { cul ! choisis, maître,
{ con
C’est ce que mes dix doigts voulaient […]
Extrait du poème XI (1891, recueil Hombres) – Verlaine
Par ailleurs, à l’instar d’autres arts, on ne sort pas de la fascination pour des scènes lesbiennes. Celles-ci demeurent hétéro normées et stéréotypées quand écrites par un homme qui fait parler une femme, comme le fait Pierre Louÿs dans son recueil “les chansons de Bilitis” (1894), ou Henri Cantel dans ses Tribades (1869). Comme si, sans sortir de la binarité, il était difficile de ne pas écrire de manière stéréotypée.
Un art subversif
Aujourd’hui, dans notre société où l’on parle plus librement de sexe, la subversivité, cet ensemble d’idées définies comme étant de nature à troubler ou à renverser l’ordre social ou politique, n’est plus vécue de la même manière. Pourtant, la poésie érotique touche encore. Parce que le domaine de la sexualité – et surtout du plaisir – restent malgré tout encore tabou. La poésie touche l’intime, et réveille des sensations, des envies qui ne sont que très rarement explicitées.
Tout ce qui est considéré comme érotique est-il inéluctablement subversif ? Sans doute, mais alors dans une myriade de possibilités, car la définition de la subversion n’est pas pour tout le monde la même, cette dernière devant répondre à la fois à des éléments sociétaux, communs, et personnels. C’est pourquoi, en écho, il y existe différents types d’érotismes: ceux, majoritaires, dans lesquels les normes hétéro normatives sont cristallisées, et tous les autres, qui répondent aux réalités et aux fantasmes de chaque personne.
La poésie, pour être érotique, devrait-elle donc être foncièrement féministe-subversive ? Grande question, somme toute fondamentale, mais qui met rarement tout le monde d’accord.
Par ailleurs, il ne faut pas omettre que la subversivité est aussi l’esclave des tendances et de la mode. Ce qui est considéré comme subversif à un moment donné ne l’est plus une fois repris et édulcoré par la culture pop, la culture de masse. Cette forme de subversivité se voit projetée sur le devant de la scène et perd alors son statut d’interdit, ou du moins l’objet de curiosités. On pense par exemple à la pratique sexuelle anale, encore taboue il y a quelques décennies.
Dès lors, cette forme particulière de subversion devient un nouveau standard, un nouveau cliché. La mode, comme les normes sociales par ailleurs ne sont pas évolutives mais plutôt circulaires, les standards sexuels vont et viennent tout en influençant les normes sexuelles en vigueur. C’est pourquoi la subversion permet aussi d’analyser la société et vice et versa, un peu comme les deux faces d’une pièce de monnaie.
Une pléthore de mots
La poésie amène avec elle un plaisir des sens. Ce plaisir est stimulé tant par la forme que le fond du poème. Tant par son contenu – l’accent est souvent mis sur l’odeur de l’autre, la texture de sa peau, de sa toison, son goût, mais aussi bien évidemment son esthétique -, que par sa forme – le choix des mots, leur position, leur richesse, leur sonorité, variant entre les termes officiels, médicaux, et ceux imagés, argotiques, donnant ainsi accès au fantasme et l’imaginaire de l’auteurRICE. On plonge dans le fantasme, on le vit en le lisant, et le réciter à voix haute – même pour soi – serait un enchantement pour le palais et les oreilles.
Clitoris, ce grand oublié… sauf en poésie
Le clitoris est connu jusqu’au XVIIème siècle puis disparaît tout à coup des manuels de médecine. La faute à des normes sociales changeantes. Sa seule fonction étant liée au plaisir sexuel, il n’est pas bien vu dans une dans une société patriarcale et judéo-chrétienne qui valorise la reproduction au détriment du plaisir. Cet organe devient alors subversif, ce qui lui octroie une place de choix dans les poèmes érotiques.
Croise tes cuisses sur ma tête
De façon à ce que ma langue,
Taisant toute sotte harangue,
Ne puisse plus que faire fête
À ton con ainsi qu’à ton cu
Dont je suis là jamais vaincu
[…]
Là, je dis un salamalec
Absolument ésotérique
Au clitoris rien moins que sec […]
Extrait du sonnet Régals (1890) – Verlaine
A noter que l’éjaculation féminine, encore méconnue aujourd’hui, est suggérée ou mentionnée dans divers poèmes, comme Le Jet d’eau de Baudelaire. Une autre preuve du décalage entre savoir profane et savoir scientifique/médical.
Ces dernières années, le clitoris revient sur le devant de la scène avec les mouvements de libération de la parole des femmes et devient même un symbole de la lutte féministe. Des comptes Instagram comme celui de l’association Clitoris-moi (@clitorismoi), Gangduclito ou encore T’as joui? sont bien la preuve qu’on n’a pas fini d’en parler!
Je t’absorbe!
Si la sexologie médicale manque de termes valorisant la collaboration et la co-activité des parties prenantes à un rapport pénétratif (la pénétration ne parlant en son essence que de l’action du pénis), la poésie semble elle avoir déjà valorisé le côté actif de la personne pénétrée:
“Alors ma queue est en ribote
De ce con, qui, de fait, la baise […]”
Extrait de Gamineries (1890) – Verlaine
A contrario, la poésie érotique peut raviver des angoisses d’engloutissement de castration à la Vagina Dentata, ou encore les craintes d’une insatiabilité sexuelle typiquement féminine, comme le suggère notamment Baudelaire dans Sed Non Satiata. Une analyse des enjeux de genre dans la poésie du XIXe se trouve dans cet ouvrage mené par Christine PLanté.
Néanmoins, trouver des termes, en créer, les faire danser, est une nécessité pour repenser profondément nos rapports sociaux… et sexuels. La poésie n’en est-elle pas le lieu propice ?
© Zdenka
Des poèmes
D’hiers et d’aujourd’hui, d’ailleurs et d’ici, voici la liste des œuvres récitées et discutées lors de la soirée du 11 février :
- Poème tiré au sort dans le recueil de Hafez (L’Amour, l’amant, l’aimé)
- Elle demeure en son palais – Renée Vivien
- Amour – Pierre Louÿs
- Amour – Alejandro Jodorowsky (recueil de poèmes liés à Poesía Sin Fin)
- Heureux ! qui près de toi, pour toi seule soupire – Sappho – traduction de Boileau-Despréaux (L’égal des Dieux, cent version d’un poème de Sappho)
- VIII: Je vis, je meurs: Je me brûle et me noye – Louise Labé (Oeuvres complètes: sonnets, élégies, débat de folie et d’amour)
- Grâce Graisse – Cécile (Année érotique)
- Extraits de Pour l’Oubli et Croquis – Julien Bovier
- Il me paraît, celui là-bas, égal aux Dieux – Sappho – traduction de Jackie Pigeaud (L’égal des Dieux, cent version d’un poème de Sappho)
- Ma chérie oh – Apollinaire (Poèmes retrouvés)
- Sisina – Baudelaire (Les Fleurs du Mal)
- L’Oubli – Cécile (Année érotique)
- Ce n’est pas la Chine – Leonard Cohen (Le livre du désir)
- La Nuit les femmes dansent – Yanowsky (Crimes d’ortie blanche)
- « Aisselle » et « Cochonne » – Monique Wittig et Sande Zeig (Brouillon pour un dictionnaire des amantes)
- Le Roux et le Noir – François Vé (Le Pas de Danse)
- Humide – Cécile (Année érotique)
- Chair des choses – Renée Vivien
- Régals – Verlaine (Poèmes érotiques – Femmes)