Du sensationnel au male gaze
Faire attention aux représentations médiatiques des femmes permet de créer de nouveaux modèles. Les médias ont une responsabilité dans la perception et l’évolution des représentations collectives. Dans une perspective réflexive pour créer de nouveaux modèles, la dénonciation de ces écueils contribue à prendre conscience de leur persistance dans nos représentations mais également à constater du chemin parcouru. Voici donc les principaux biais, par thème, qui ont été observés dans l’analyse du traitement médiatique de l’événement.
Essentialisation des compétences
Schématiquement dans les représentations médiatiques, les femmes sont définies au travers d’une potentielle essence féminine. Les adjectifs « douce », « timide » et « passionnée » reviennent à plusieurs reprises.
Infantilisation
Un vocabulaire infantilisant, comme l’usage du prénom, des termes « fille » ou « jeune » -sans caractère objectif- questionne la maturité des femmes et les maintient dans l’adolescence de leur carrière. A cela s’ajoute un effet mentor, soit la mention d’acteur masculin comme un élément indispensable de l’avancée de leur carrière. Elles ne sont pas actrices de leur succès sinon le doivent à des « mentors ».
Décrédibilisation des manifestations pour l’égalité de genre
L’usage de termes inappropriés ou de formulations ironiques renforce un sentiment de mépris et d’ignorance concernant les questions d’égalité et plus spécifiquement de l’invisibilisation des femmes dans les milieux culturels. Ces usages s’additionnent même à trois reprises et reproduisent de la culture du viol.
Sensationnalisme de Cli-Cli
Une quarantaine de contenus est retenue pour l’analyse de 2018, soit trois fois plus qu’en 2017 et qu’en 2024. Plus d’un quart de ce contenu de 2018 thématise le «plaisir féminin», le «clitoris» ou bien encore la «sexualité». Malgré l’invisibilisation médiatique des femmes et la grande absence des femmes dans les programmation des festivals[3], l’édition 2018 du festival bénéficie d’une large médiatisation qu’elle doit certainement à l’effet sensationnaliste du clitoris géant et gonflable appelé « Cli-Cli » qui inaugure l’événement. En d’autres termes, le clitoris s’est porté en étendard jusque dans la presse internationale, en raison de critères érotisants.
Les éditions 2017 et 2018 des Créatives sont marquées par une couverture médiatique conséquente par rapport aux éditions précédentes. Pour rappel du contexte de l’époque, les médias commencent en 2017 à relayer les dénonciations portées par différents mouvements sociaux, l’affaire de la Manada en Espagne, #NousToutes en France et #metoo dans les pays anglophones, qui encouragent la prise de parole des femmes pour dénoncer les agressions sexuelles, les viols et, plus généralement, pour lutter contre la culture du viol. Déjà en 2012, le collectif Slutwalk Suisse, dénonce les violences faites aux femmes, le slutshaming et le victim blaming. À l’image des premiers mouvements de protestations de 2011 au Canada, le collectif organise des marches dans l’espace public. Rapidement, Slutwalk Suisse dénonce également un traitement médiatique biaisé des ses marches, notamment en raison de la focalisation sur les femmes dénudées qui participent aux manifestations.
Or en 2018, le festival des Créatives organise une marche la veille de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, journée qui a lieu le 25 novembre. Ce même jour, d’autres marches contre les violences faites aux femmes sont organisées dans le monde. Le média suisse Le Temps revient sur cette manifestation et la décrypte au regard de l’actualité. Il écrit dans une opinion que « 50 000 personnes ont défilé en France contre les violences faites aux femmes, [qu’]elles étaient plus de 3 000 en Suisse et des milliers ailleurs dans le monde ». Le média fait avant tout le constat que les médias ne relaient que faiblement les dénonciations et les manifestations contre les violences faites aux femmes car ils consacrent la majorité de leur actualité sur celles des Gilets jaunes qui avaient par ailleurs réuni en ce 24 novembre bien moins de participant-es.
« A l’instar de nombreux autres journaux, Le Temps n’a pas relayé la manifestation en direct. Seul le manifeste du collectif décadréE est paru lundi dans les pages dédiées aux contributions externes.
A Paris, la marche a rassemblé plus de 12 000 personnes, davantage que les « gilets jaunes », qui, eux, étaient environ 8 000. Pourtant, les journaux télévisés de TF1 et France 2 n’ont consacré qu’une minute de sujet à la mobilisation. »[4]
Le propos de cette opinion dénonce le déséquilibre médiatique de deux luttes, sans les hiérarchiser. Sans non plus opposer les revendications, il permet de mettre en lumière l’invisibilisation des problématiques et des enjeux pour l’égalité, voire une certaine forme de mépris pour les questions féministes.
Ou serait-ce simplement du male gaze ? Un concept de sciences sociales qui désigne la manière dont le regard des hommes cisgenres hétérosexuels s’approprie et sexualise le corps féminin. Si la dénonciation des violences n’a rien de sexuelle, on peut présupposé par ailleurs que l’effet sensationnaliste du Cli-cli repose sur la matérialisation du plaisir féminin : le clitoris. Son format géant joue par ailleurs sur l’effet sensationnaliste repris par les médias.
Si tous les mouvements sociaux font face à des enjeux de classe, ils sont aussi en proie au discours hégémoniques médiatiques[5]. Les mouvements féministes et les luttes pour l’égalité ne sont pas épargnées : elles sont soit ignorées soit sexualisées (male gaze) à l’instar du traitement médiatique des marches des salopes (Slutwalk)[6]. Sans compter que les femmes sont, pendant les deux premières décennies des années 2000, encore largement minoritaires dans les rédactions. Or ce sont elles qui majoritairement remettent en questions les stéréotypes[7], et c’est encore le cas aujourd’hui.